Le samedi 05 août 2006
Le cours de l’Africain à la baisse
François Avard
Auteur (Les Bougon)
À la bourse de la vie, celle des Africains ne vaut presque plus rien. C’est le temps d’investir, d’exploiter, d’encourager les massacres : ça passera inaperçu.
Au moment où ça s’est mis à grouiller en Somalie, les médias ont bien failli être obligés de s’intéresser à l’Afrique. Fffiou pour les médias, le Proche-Orient a volé à nouveau la vedette. Alors on nous mitraille de statistiques: on compte les jours (24e jour du conflit), on recense les civils morts la nuit dernière, on évalue la durée des heures qu’il a fallu pour évacuer nos ressortissants canadiens du Liban («De trop longues heures!»), nos spécialistes — qui n’ont rien vu venir — analysent maintenant en pourcentage les chances d’un cessez-le-feu, on additionne les bourdes de Harper (la statistique change chaque jour)…
Y'en a marre des statistiques. Mais puisque ça semble être le seul moyen d’être entendu, on va en lancer d’autres. Des chiffres africains cette fois, si absurdement énormes qu’on dirait qu’ils n’existent pas. En Afrique, la misère ne se compte pas en jours mais en années. Reculez dans vos livres d’histoire, à la page du début des colonies. En Afrique centrale, 55% de la population n’a pas assez à manger. Pour la seule République démocratique du Congo (RDC), c’est 71% de la population qui est mal nourrie, soit au moins 30 millions de personnes.
Mais parler de « personnes qui mangent mal », c’est poche. D’autant plus qu’on parle de noirs et qu’ici, après tout, on vit le drame horrible de la malbouffe. Alors à la place, on va utiliser les statistiques qui concernent des enfants morts : en RDC, c’est 585 000 enfants qui meurent chaque année. D’ailleurs, 20% des enfants au monde vivent en Afrique subsaharienne. Pourtant, ils représentent à eux seuls 50% du taux de mortalité infantile mondiale.
Pour la seule Afrique, on estime le nombre de réfugiés, déplacés internes et apatrides à près de 20 millions d’individus. Imaginez Stephen Harper qui va les chercher une douzaine à la fois avec son avion… En ce moment, on ne parle plus du Darfour. Pourtant, l’enfer y est quotidien, ordinaire. Au Darfour, le gouvernement soudanais n’envoie pas de bateau pour évacuer ses ressortissants. D’une part, il n’y a pas d’eau. D’autre part, là-bas, c’est le gouvernement qui bombarde son monde.
Pour le seul Darfour, on a tassé un peu plus la virgule : on compte en millions les déplacés internes qui végètent dans des camps, parfois avec aussi peu que cinq litres d’eau par jour au contraire de nos 1000 litres quotidiens. Il y fait 50 degrés Celsius, mais heureusement il n’y a pas de Miss Météo aux totons en plastique pour les écœurer avec le facteur humidex. Et puis, comme on dit ici : «Ouin mais là-bas, c’est sec! C’est une chaleur sèche! C’est moins pire, 50 Celsius sec que 40 Celsius humidexé! Sont ben, là-bas : y fait chaud sec! » Ouais. Très sec. Trop, oserais-je même ajouter.
Freak show
Les statistiques africaines sont si astronomiques, on dirait un freak show. C’est comme du Cirque du Soleil mais avec trop de soleil et pas du tout de fun. Et pour continuer d’essayer de capter notre attention, ces Africains continuent de mourir en masse du Sida. En Afrique subsaharienne, où l’on ne compte pourtant que 10% de la population mondiale, on retrouve 64% des personnes qui sont porteuses du VIH et 90% des enfants de moins de 15 ans infectés par le virus.
En 2005, le VIH/Sida a tué 2,4 millions de personnes en Afrique, principalement des adultes, affaiblissant la force de travail des pays, détruisant le capital humain des communautés et laissant environ 12 millions d’orphelins. Consolation : la DPJ ne sévit pas en Afrique et ne risque donc pas de scraper un peu plus la vie des enfants. Je vous épargne les statistiques concernant les viols de femmes, de fillettes et de bébés en guise de représailles guerrières.
Cré noirs! Ce qu’ils ne feraient pas pour qu’on tourne notre regard vers eux!
Jeudi, les médias se réjouissaient de nous sortir une nouvelle statistique concernant le Proche-Orient : jusqu’à maintenant, la guerre israélo-libanaise aurait provoqué des dégâts estimés à 2,5 milliards de dollars. Ici, on se réjouit déjà: il y aura donc pour 2,5 milliards de contrats de reconstruction. En Afrique, on estime que les conflits armés occasionnent des pertes économiques de 15 milliards par année. Pour provoquer 15 milliards de perte en détruisant des huttes en bouette et des routes en garnotte, imaginez la généralisation des troubles. Et n’imaginez pas qu’on va tout reconstruire…
Et les armes continuent d’y arriver en masse. Oh, certes, rien de nucléaire : pas de quoi s’inquiéter. Ensemble, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité (!) de l’ONU exportent 88% des armes conventionnelles dans le monde. Ces exportations sont régulièrement la cause principale des violations flagrantes des droits humains : meurtres, blessures, tortures.
De 1998 à 2001, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont engrangé plus de revenus des ventes d’armes aux pays en développement que le montant d’aide au développement qu’ils ont versé à ces mêmes pays. Traduction : tandis que vos taxes ou vos contributions à des ONG soignent un ti-peu les Africains, on leur offre tout ce qu’il faut afin qu’ils s’entretuent ensuite, au profit des fabricants d’armes. Tandis qu’on joue aux pompiers de la misère, les incendiaires ont un fun noir. Et ça ne s’améliore pas. Le nombre de personnes qui survit avec moins d’un dollar par jour en Afrique subsaharienne a presque doublé depuis 1981. En 2001, 313 millions vivaient avec moins d’un dollar par jour, soit 46% de la population. Au Niger, 200 000 enfants ne vont pas à l’école parce que les pays riches ont fait faux-bond et n’ont pas financé un plan d’éducation qu’ils avaient pourtant avalisé dans le cadre du programme «Éducation pour tous».
Loin de souhaiter prendre à la légère le conflit du Proche-Orient, je désire surtout rappeler aux médias d’informations que s’ils cherchent de la belle grosse misère noire, des tas de morts et des manifestations guerrières, l’Afrique en est pleine. Y a que l’embarras du choix. Et le sang africain est rouge lui aussi. Pourquoi ne pas sortir un de vos journalistes des Outgames et l’envoyer en stage en Afrique?
Sources : ONU (Millenium Development Goals report 2006), PNUD, Oxfam, MSF.
http://www.cyberpresse.ca/article/20060805/CPSOLEIL/60804125&SearchID=73253247381001