Al-Manar : comment Israël a étranglé la voix de la Résistance libanaise
par Thierry Meyssan*
La campagne pour la censure mondiale de la télévision du Hezbollah a débuté fin 2003 à l’initiative de l’état-major des Forces armées israéliennes. Accusé de diffuser des programmes antisémites, Al-Manar n’a jamais été condamné pour de tels faits, mais interdit pour des motifs d’ordre public. Cette campagne, dont Thierry Meyssan retrace ici l’histoire et révèle les acteurs cachés, était explicitement conçue en vue de supprimer la voix de la Résistance libanaise avant d’attaquer et de détruire le pays du Cèdre.
C’est un principe immuable de la propagande : pour qu’un mensonge paraisse une vérité, il convient d’abord de s’assurer qu’aucune voix dissidente ne viendra le contredire, puis de le répéter inlassablement. Aussi, avant de lancer son offensive en Palestine occupée et au Liban en invoquant la légitime défense, Israël s’est assuré qu’Al-Manar, la chaîne de télévision de la Résistance à l’occupation du Sud-Liban, du Golan syrien et de la Palestine, ne parviendrait plus en Europe, aux Amériques et en Océanie.
Il est probable que bien des acteurs qui participèrent à cette censure n’en mesurèrent pas les conséquences dramatiques. Mais tous voulaient empêcher un débat contradictoire et favoriser les mensonges israéliens. Tous ont donc une responsabilité dans les crimes qu’ils ont rendu possibles.
En outre, l’histoire de cette censure nous apprend beaucoup sur les filières et les méthodes d’influence des Forces armées israéliennes en France et dans le monde.
Prélude : « Quant on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage »
Que l’on se souvienne : Al-Manar est une chaîne de télévision créée par le Hezbollah en 1991 et diffusée par satellite depuis 2000. Elle propose principalement des bulletins et magazines d’information consacrés à l’occupation militaire israélienne, entrecoupés de quelques émissions de divertissement.
Israël et les États-Unis, mais aussi le Canada et les Pays-Bas considèrent le Hezbollah comme une « organisation terroriste », c’est-à-dire un ennemi non-étatique. À l’inverse la France et les États qui lui sont proches entretiennent des relations courtoises avec le Hezbollah au point que le président Jacques Chirac l’ait invité à participer au sommet de la Francophonie et que Bernadette Chirac ait accepté d’inaugurer plusieurs de ses œuvres charitables.
Bien qu’Al-Manar soit un média, ou plutôt puisque Al-Manar est un média, il est devenu une cible obsessionnelle de tel-Aviv et de Washington.
Les hostilités commencèrent le 3 mai 2003, lorsque le secrétaire d’État Colin Powell en visite officielle en Syrie interdit l’accès d’Al-Manar à sa conférence de presse [1]. En octobre de la même année, le département d’État des États-Unis proteste auprès de ses homologues syriens et libanais à l’annonce de la diffusion par Al-Manar d’un feuilleton intitulé Al Chatat (La Diaspora). Celui-ci présente en effet une version jugée erronée de la création de l’État d’Israël et de nature à raviver l’antisémitisme [2]. Ne tenant pas compte de ces pressions, la chaîne commence la diffusion de la série pendant le Ramadan, mais les autres télévisions arabes renoncent à la reprendre [3]. En définitive, à la suite de la diffusion d’un épisode litigieux, Al-Manar retire la série de sa programmation.
Le Middle East Media & Research Institute (MEMRI) lance alors une campagne internationale pour l’interdiction d’Al-Manar. Le MEMRI est un puissant lobby, basé à Washington, qui se présente comme une initiative civile. Il a en réalité été fondé en 1998 par les officiers de renseignement des Forces armées israéliennes Yotam Feldner et Aluma Solnick, sous le commandement du colonel Yigal Carmon. Il est intégré dans un réseau d’associations néo-conservatrices aux États-Unis [4].
Relayant cette campagne, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), saisit à Paris le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Le CSA est « une autorité administrative indépendante » chargée de réguler le secteur audiovisuel. Il est présidé par Dominique Baudis, ancien représentant en France du Carlyle Group, le fond de placement commun des familles Bush et Ben Laden [5].
Profitant de sa cérémonie de présentation des vœux à la presse, M. Baudis annonce avoir saisi le procureur de la République et avoir demandé un rendez-vous au président du directoire d’Eutelsat pour déterminer comment empêcher la diffusion d’Al-Manar coupable, à ses yeux, d’incitation à la haine et à la violence [6].
Une semaine plus tard, Israël célèbre sa « Journée nationale du combat contre l’antisémitisme » [7]. À cette occasion, le général Moshe Yaalon déclare : « Près de 60 ans après la libération d’Auschwitz, l’antisémitisme menace toujours la vie des juifs, tout en ayant changé de visage et de stratégie ». Il organise avec Nathan Sharansky [8] un visionnage par l’état-major d’extraits du feuilleton d’Al-Manar [9]. M. Sharansky cumule les fonctions de vice-Premier ministre d’Israël et de conseiller du président des États-Unis dont il écrit parfois les discours.
La radio militaire israélienne annonce alors qu’Israël a engagé diverses actions pour faire interdire Al-Manar en Europe et range l’initiative du CSA sur requête du CRIF comme premier résultat de cette campagne [10], propos confirmés par le ministère israélien des Affaires étrangères.
Premier acte : l’argument antisémite
Le 31 janvier 2004, le Premier ministre français (UMP) Jean-Pierre Raffarin, invité au dîner annuel du CRIF, déclare avoir visionné la cassette vidéo préparée par les Forces armées israéliennes en compagnie de son ministre Nicole Guedj, par ailleurs conseillère du CRIF. Il annonce à son auditoire ravi son intention de changer la législation de manière à permettre au CSA et au Conseil d’État d’interdire administrativement Al-Manar sans attendre que la chaîne soit jugée ou condamnée pénalement [11]. La précipitation du Premier ministre ne s’explique que par sa conviction que l’accusation portée contre Al-Manar est outrancière et que la justice pénale ne prononcera aucune sanction. Pour satisfaire ses hôtes, il choisit donc d’introduire une loi d’exception.
Les nouvelles dispositions sont hâtivement insérées dans une loi sur les services audiovisuels, approuvées par les deux chambres et publiées au Journal officiel le 10 juillet. Deux jours plus tard, le CSA saisit le Conseil d’État pour prononcer une interdiction administrative. Interrogé sur cette procédure, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères déclare : « Nul ne doit douter de la détermination de la France à lutter contre toutes les manifestations de racisme et d’antisémitisme », laissant entrevoir ce qu’il faut comprendre par « indépendance » du CSA [12].
Interloqués par cet aveu, le Conseil national de l’audiovisuel libanais - bientôt suivi par toute la classe politique libanaise - appelle la France au respect de la liberté d’expression [13]. Le Conseil libanais demande même à tous les médias arabes d’observer une journée de solidarité avec Al-Manar, le 12 août [14]. Commentant le litige devant la presse, le ministre libanais des Affaires étrangères Jean Obeid souligne : « Nous ne voulons pas nous ingérer dans le travail de la justice française, mais nous croyons que l’aspect politique domine dans cette affaire (...). À chaque fois qu’on critique une injustice historique commise par certains Israéliens ou juifs, c’est perçu comme une critique au peuple juif ou à sa religion » [15]. Le président libanais en personne Émile Lahoud publie un communiqué solennel indiquant : « Toute mesure qui serait prise contre Al-Manar portera atteinte aux médias libanais et les empêchera de faire parvenir leurs points de vues à l’opinion publique française et européenne qui a commencé à comprendre, par le biais des chaînes satellitaires libanaises, la justesse de la cause arabe et à dénoncer les pratiques israéliennes agressives » [16].
À ce stade de la polémique, il est évident que la sélection d’extraits du feuilleton réalisée par l’état-major des Forces armées israéliennes est trompeuse. Coupées de leur contexte, les scènes paraissent « insupportables », selon l’expression de M. Raffarin. Mais, replacées dans le cours de l’œuvre, elles sont caricaturales et comparables à bien des scènes de feuilletons anglo-saxons, exceptées qu’elles ne dénigrent pas les mêmes populations. On peut déplorer que ce feuilleton lamentable ne soit pas à la hauteur du reste des programmes d’Al-Manar, il ne fournit qu’un prétexte bancale, d’autant que la chaîne a interrompu la série. L’accusation portée par le président Lahoud est confirmée par une dépêche de l’AFP où l’on peut lire plus franchement : « Au-delà du feuilleton, les autorités françaises reprochent aussi à Al-Manar de faire l’apologie du terrorisme sous couvert de militantisme politique contre l’État d’Israël. “Il y a une ligne éditoriale générale qui favorise énormément l’image du martyr qui se fait sauter pour tuer des Israéliens”, explique une source au CSA, avec notamment la diffusion complaisante de funérailles d’auteurs d’attentats, de chants et de clips guerriers » [17]. Le seul et véritable enjeu est de savoir si le public européen peut ou non avoir accès au point de vue libanais.
Pour la défense des autorités françaises, on doit néanmoins observer que des images conçues pour un public proche-oriental et clairement lisibles par lui peuvent être mal interprétées par un public européen ; voire même qu’elles peuvent contribuer à exporter en Europe un conflit proche-oriental. Ce problème n’est pas propre à Al-Manar et se pose avec toutes les images produites dans les zones de conflit. Il ne peut être résolu que par une éducation des téléspectateurs adaptée à une période de mondialisation des chaînes satellitaires.
Sam 19 Aoû - 8:52 par mihou