Article paru dans "Le Monde" du 12 septembre 2003
Cent ans de servitude
LE MONDE | 01.08.06 | 11h44 • Mis à jour le 01.08.06 | 12h39
L'histoire de
Cuba tient dans deux vérités énoncées au milieu du siècle dernier. "Sans sucre, il n'y a pas de pays", observe José Manuel Casanova, au nom de l'association des producteurs de sucre. "A cause du sucre, il n'y a pas de pays", réplique Raul Cepero Bonilla, un des meilleurs économistes d'une île vouée à la canne.
A
Cuba, le sucre a toujours été une drogue. Il assure un revenu vital pour le pays, mais il immobilise capitaux et travailleurs au service d'une denrée peu rentable. Depuis le premier projet de diversification de l'économie, rédigé en 1923, la tentation n'a jamais disparu d'arracher l'île à sa dépendance sans que nul n'ose tenter ce sevrage, pas même la révolution castriste. La seule occasion où Fidel Castro a évoqué sa retraite politique date, du reste, de l'échec de la récolte de 1970, inférieure au record projeté : dix millions de tonnes.
Voilà pourquoi il faut tenir pour une révolution le démontage du secteur sucrier entrepris à
Cuba depuis un an. Même si la chute du chiffre d'affaires, devenu moindre que ceux du tourisme et du nickel, imposait la mesure, fermer 70 des 156 centrales, licencier 100 000 travailleurs (sur 4 millions d'actifs), reconvertir plus de la moitié des terres cultivées de l'île, revient à trancher un lien remontant aux premiers temps de la colonisation.
Le sucre effacé, reste le pays, un pays comme il n'en existe aucun autre puisqu'en moins d'un siècle il a été colonie de l'Empire espagnol, néo-colonie américaine, démocratie parlementaire, dictature, démocratie populaire, avant d'aboutir au régime actuel de La Havane. Ce tourbillon brouille d'autant plus l'identité de
Cuba que le gouvernement cubain refait sans cesse le tri du passé. Dans les documents officiels, 2003 est ainsi "l'année des glorieux anniversaires de Marti et du Moncada". José Marti, "apôtre de l'indépendance" cubaine, est né il y a cent cinquante ans ; l'attaque de la caserne Moncada, il y a cinquante ans, à Santiago de
Cuba, est la première action armée des partisans de Fidel Castro. Regrouper les deux célébrations aujourd'hui, c'est placer un rebelle du XIXe siècle au côté d'un dirigeant du XXIe siècle. Un rapprochement douteux. Avec sa statue érigée partout à
Cuba, sa moustache, son regard noir d'énamouré, ses poèmes où furent puisés les vers de la chanson "Guantanamera", Marti avance sans détour vers un destin de martyr de l'indépendance qui le fait mourir trop tôt pour voir flotter le drapeau cubain sur l'île. A l'inverse, Castro, avec ses discours insatiables, sa barbe, son noir regard de prédateur, joue de son pouvoir depuis si longtemps que, pour rester dans le domaine de la chanson, il a interdit les Beatles et envoyé des jeunes chevelus dans des camps de rééducation avant d'inaugurer, trois décennies plus tard, une statue de John Lennon à La Havane.
Même leurs cris patriotiques séparent Marti et Castro. Le premier conclut ses adresses par "l'indépendance ou la mort" – parfois "l'indépendance ou le sépulcre" car il est poète –, mais ne varie jamais sur le fond. Le second arrive en politique au cri "La liberté ou la mort" poussé par les opposants au dictateur Fulgencio Batista, mais une fois au pouvoir il crée "La patrie ou la mort", puis "Le socialisme ou la mort", et même "Le marxisme-léninisme ou la mort" à l'époque de la perestroïka, avant de revenir à "La patrie ou la mort". Il trace un cercle quand son aîné tire une ligne droite.
"Le Cubain, ou il fait trop court ou il fait trop long", observait le Dominicain Maximo Gomez, qui dirigeait dans l'île les troupes combattant pour l'indépendance. C'est ce que font ces deux anniversaires, proches et lointains à la fois. En fait, cette année, ce qui traduit l'essence de
Cuba se trouve à mi-chemin : il s'agit d'un centenaire. Celui de la signature, en 1903, de trois accords entre
Cuba et les Etats-Unis : un traité autorisant Washington à intervenir dans l'île pour soutenir un gouvernement "adéquat" (Permanent Treaty) ; un autre traité aménageant le commerce bilatéral en faveur des Etats-Unis (Reciprocity Treaty) ; et un contrat de location d'une durée illimitée de la base militaire de Guantanamo (Lease Agreements). Un an après son accession à l'indépendance,
Cuba avait placé sa vie politique sous embargo, bridé son champ d'activité économique et amputé son intégralité territoriale. Cette servitude imposée au pays depuis l'étranger existe encore un siècle plus tard, mais elle s'exerce maintenant depuis l'intérieur de l'île, et pèse individuellement sur chaque Cubain. L'ancienne tutelle des Etats-Unis sur
Cuba a pour écho la tutelle présente du régime sur les Cubains. L'histoire de l'île depuis son indépendance s'inscrit dans ces cent ans où une servitude internationale et générale devient nationale et individuelle.
Un seul des trois accords demeure : celui sur Guantanamo, intact, inique. Le traité sur l'économie est mort après recyclage dans le conflit Est-Ouest : le sucre que recevaient les Etats-Unis était devenu l'apport cubain au Comecon, l'organisation commerciale du camp socialiste. Quant à la tutelle de Washington, elle a été abrogée de droit en 1934 et dans les faits en 1961 lors du débarquement militaire repoussé dans la baie des Cochons. Les trois textes ont eu un sort distinct mais ce qu'ils partageaient, l'idée d'une liberté octroyée et amputée, perdure à la façon d'une malédiction séculaire.
Si le Permanent Treaty imposait à
Cuba un exécutif qui plaise aux Etats-Unis, c'est désormais l'ensemble de la vie politique qui est dictée aux Cubains. Pour eux, rien d'ouvert : parti unique ; un seul candidat par siège de député ; presse d'Etat au contenu "conforme aux fins de la société socialiste" ; accès sélectif au réseau Internet, etc. Le pouvoir produit décisions, idées et slogans, comme il détermine l'accès au marché et la gestion de la force de travail en cédant des secteurs de son économie aux investisseurs étrangers. Ils auraient mauvaise grâce à se plaindre : de même que le Reciprocity Treaty favorisait les Etats-Unis dans le commerce cubain, aujourd'hui ce sont les résidents étrangers les plus favorisés. Eux seuls peuvent créer une entreprise ou se faire embaucher sans passer par l'Etat. Quant à la base militaire de Guantanamo, elle reste évidemment inaccessible à tous. Mais, pour les Cubains, il s'y ajoute des hôtels, des établissements hospitaliers et toute la presqu'île de Varadero, devenue une réserve à touristes, qui sont accessibles aux seuls étrangers. A La Havane même, des quartiers "congelés" sont interdits à la résidence pour les non-membres de l'armée ou du personnel politique dirigeant. Et toute l'île reste fermée à certains Cubains puisque l'entrée des citoyens revenant de l'étranger est soumise à l'obtention préalable d'une autorisation.
Mer 2 Aoû - 19:11 par Tite Prout