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Communautarisme
La percée des réseaux blacks
Un présentateur noir à la télévision à 20 heures ? Impensable il y a dix ans.
C'est pourtant ce qu'inaugure cette semaine TF1. Une victoire pour les réseaux
noirs. Enquête sur une galaxie militante et divisée.
Sophie Coignard
Ce lundi 17 juillet, une nouvelle icône du 20 Heures est apparue sur TF1. Harry
Roselmack est devenu célèbre dès l'annonce de son arrivée au journal télévisé.
Car il est le premier présentateur noir d'un grand JT en France. Une position
inimaginable il y a seulement dix ans. Souvenons-nous. C'était en 1997.
L'écrivain Calixthe Beyala écrit à des intellectuels et à des artistes noirs
pour les alerter sur la condition des « minorités invisibles ». Son constat est
simple : nulle part, et surtout dans les médias, les Noirs n'existent, sauf pour
jouer des rôles plutôt dévalorisants dans quelques téléfilms. « La
représentation négative qui était donnée des Noirs à la télévision ne pouvait
aboutir qu'à une construction identitaire elle aussi négative, laquelle menait
les patrons à refuser d'embaucher des Noirs en toute impunité. » Calixthe Beyala
écume les plateaux de télé, les émissions de radio pour réclamer une visibilité.
« A l'époque, on me prenait pour une folle, une allumée », sourit-elle.
Il est vrai qu'elle emploie d'emblée les grands moyens. En 2000, en compagnie de
l'auteur dramatique Luc Saint-Eloy, elle interrompt la cérémonie des césars,
retransmise en direct sur Canal +, pour alerter l'opinion sur l'absence de Noirs
sur les écrans. Surtout, à travers le Collectif Egalité qu'elle a créé en 1998,
elle menace TF1 d'un boycott des produits Bouygues - les téléphones mobiles, par
exemple... - si la chaîne ne met pas un peu plus de couleur à l'antenne. Une
démarche qui ne sera pas étrangère à l'embauche de Sébastien Folin pour
présenter la météo.
Hier considérée comme une provocatrice, Calixthe Beyala est aujourd'hui traitée
de « bounty », vocable méprisant pour désigner les « collabos » - noirs dehors,
blancs à l'intérieur - par quelques sites Internet « noiristes ». Tout cela
parce qu'elle refuse le discours afrocentriste en vogue chez quelques
intellectuels qui rejettent la culture française. Et peut-être aussi parce
qu'elle vit avec un Blanc. « Mais ces gens ne se rendent pas compte qu'en
rejetant la France ils se rejettent en partie eux-mêmes. Comment peuvent se
construire nos enfants en dehors de toute identité française ? Je cherchais la
mixité, le métissage, pas la ghettoïsation. »
Mais voilà : par les temps qui courent, on finit toujours par trouver plus
communautariste que soi.
Parler de communauté noire n'a d'ailleurs guère de sens. Le terme de galaxie
serait plus juste, selon Dogad Dogoui, un publicitaire d'origine africaine qui a
créé sa propre entreprise de conseil en communication avant de lancer, en 1999,
le Club Africagora. « Il existe une multitude de réseaux noirs, explique-t-il,
les Béninois de Paris, les Comoriens de Marseille, les Sénégalais du Havre...
C'est vieux comme l'immigration. »
La création de plusieurs clubs élitistes, jouant clairement la carte du réseau,
commence à tricoter un début de maillage. Ainsi, Africagora est un business club
auquel les cadres et hommes d'affaires de la « diaspora africaine » peuvent
adhérer moyennant 200 euros de cotisation annuelle. « Au bout de quelque temps,
nous étions plus de 170 dans 19 villes, poursuit Dogad Dogoui. Mais nous nous
sommes fait interpeller sur le thème : c'est très bien de donner une autre image
que celle de gens qui quémandent ou qui ne réussissent que par le foot, mais que
faites-vous pour les autres ? »
En 2001, ils créent donc une association pour détecter les talents et promouvoir
l'égalité. « Nous recevons sept ou huit CV par semaine. Récemment, nous avons
aidé un cadre des télécoms en poste depuis trois ans qui s'estimait bloqué par
un plafond de verre à caractère racial. Il était peut-être barré parce que,
contrairement à beaucoup d'autres, il n'avait pas de réseau. Coup de chance :
nous avons nos entrées dans cette entreprise via le DRH. Nous avons attiré
l'attention sur son cas et ça a marché. » Dogad Dogoui tient aux responsables
politiques qu'il rencontre un discours peu conventionnel : « Je voudrais que
moi, Français et Noir, je puisse aussi aider des Blancs. »
Pascal Agboyibor, lui, est avocat associé dans le cabinet international Orrick.
Fin 1997, il crée le Club Kléber. « A l'origine, nous étions une bande de
copains qui commencions à travailler, qui avions envie de réussir et de
l'affirmer, et aussi de nous retrouver entre nous. » Quinze ou vingt jeunes
Noirs ambitieux qui, quel que soit leur emploi du temps, souvent très chargé,
décident de se retrouver tous les derniers samedis du mois. « Les conversations
devaient être plaisantes, s'amuse Me Agboyibor, car les membres fondateurs ont
vite amené des amis. » Les responsables qui ont envie de rencontrer l'élite
noire de France savent désormais où frapper. Dominique Strauss-Kahn est le
dernier invité en date du Club Kléber, qui fait du lobbying discret auprès des
politiques pour tenter de colorer l'élite française.
Le plus discret de tous ces clubs est celui qu'a créé Calixthe Beyala. Baptisé
Elite, il s'est fixé un numerus clausus. Soixante membres au maximum qui doivent
répondre à quatre critères : avoir réussi soi-même ; vouloir porter les autres ;
gagner suffisamment d'argent pour ne pas être corruptible ; adhérer aux valeurs
républicaines. La cotisation minimale s'élève à 600 euros, mais, si l'on ne veut
pas avoir l'air mesquin, il est conseillé de donner plus. Un footballeur a ainsi
fait un chèque de 100 000 euros. Le club Elite reçoit des politiques tels
Jean-François Copé ou Bertrand Delanoë, mais souhaite aussi autofinancer des
actions culturelles.
L'éclosion de ces réseaux correspond aussi à une attente nouvelle des
politiques. Noirs de France, combien de divisions ? 5 à 6 millions, répondent
les intéressés, qui en rajoutent peut-être un peu, puisque le recensement
français ne prévoit aucun marqueur ethnique. Sur ce front du lobbying et de la
revendication, deux organisations se trouvent en concurrence, pour ne pas dire
en guerre ouverte.
D'un côté, le Collectif DOM, animé par Patrick Karam, part d'une inspiration
régionaliste et un rien corporatiste. Initialement, cette organisation milite
pour la « continuité territoriale », autrement dit pour que les Domiens
installés en métropole bénéficient de billets d'avion bon marché pour retourner
au pays ou encore pour que la loi sur le logement rende illégal le refus d'une
caution fournie par une personne domiciliée outre-mer. « La moitié des emplois
en France sont pourvus grâce à un réseau, familial, régional ou autre. Puisque
ce sont les règles du jeu, nous les appliquons... A l'AP-HP, à La Poste, à la
mairie de Paris, nous avons nous aussi créé des réseaux pour faire embaucher des
Antillais. » Une fois ces bastions renforcés, Patrick Karam dispose d'une force
de frappe : « Touchez aux congés bonifiés, vous n'aurez plus un hôpital qui
fonctionne en région parisienne, la mairie de Paris sera bloquée, et le courrier
mal distribué. » Il a pu éprouver à plusieurs reprises combien ses arguments
étaient convaincants. En 2004, il écrit à Jean-Paul Huchon, le président de la
région Ile-de-France, et au maire de Paris, Bertrand Delanoë, un courrier plutôt
musclé exigeant des représentants domiens en position éligible. Ses deux
correspondants lui répondent avec empressement. Patrick Karam leur décrit alors
ce à quoi ils ont échappé : « Nous avons décidé de maintenir une campagne
"molle" d'information, mais nous avons annulé les opérations de tractage ciblées
et massives à date fixe, nous n'avons pas organisé les manifestations prévues
devant les meetings du PS, ni monté d'actions spectaculaires et protestataires,
renoncé aux campagnes de saturation des lignes téléphoniques. » Le Collectif DOM
s'est fait un nom dans les médias en s'en prenant à l'historien Olivier
Pétré-Grenouilleau sur la traite des Noirs et en dénonçant, sous la plume de
l'écrivain Claude Ribbe, le « crime de Napoléon ».
Mais, à la fin de l'an dernier, un dangereux concurrent est venu menacer cette
suprématie. Le CRAN (Conseil représentatif des associations noires) se fonde sur
la couleur de la peau. Exaspération de Patrick Karam, qui est blanc. « Le CRAN
encourage un racisme anti-Blanc qui est marginal, et il ne représente que
lui-même. » Patrick Lozès, le président du CRAN, se refuse officiellement à la
polémique : « Certains veulent diviser pour régner ; nous, nous voulons
rassembler pour mieux compter. Ceux qui sont jaloux de notre succès et de nos
avancées utilisent alors la stratégie du "médisez, médisez, il en restera
toujours quelque chose". » On ne pourra pas, en tout cas, accuser les réseaux
noirs de pratiquer le monolithisme.
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Interview Géraldine FAES
Auteur, avec Stephen Smith, de « Noirs et Français » (Editions du Panama, 2006)
Le Point : A l'issue de votre enquête, considérez-vous qu'il existe une «
communauté noire » ?
Géraldine Faes : Il existe plutôt des communautés. Mais il est toujours très
difficile d'être noir et français. Cela ne va de soi ni pour un certain nombre
de Noirs qui, notamment chez les jeunes, sont sensibles au discours victimaire
voire au racisme anti-Blanc, ni pour le Français moyen, qui n'est souvent pas
prêt à admettre qu'il existe des discriminations ou que l'esclavage appartient à
notre histoire nationale.
Voit-on l'émergence de réseaux d'entraide, voire de lobbys dans la galaxie noire
?
Il existe en France 8 000 associations antillaises et 5 000 africaines, ce qui
est paradoxalement un bon signe d'intégration républicaine. La nouveauté, depuis
quelques années, consiste à vouloir les fédérer.
Mais n'existe-t-il pas aussi une concurrence, voire une rivalité, entre
Antillais et Africains, par exemple ?
Si, et c'est bien naturel, car il faut se partager le gâteau de la
représentativité, de la rivalité. Le CRAN a pour l'instant remporté la palme en
termes de communication. Ses dirigeants se sont comportés en bons entrepreneurs
politiques, ils ont créé leur mouvement juste après les émeutes en banlieue, au
moment où la volonté des pouvoirs publics était grande d'avoir des
interlocuteurs estampillés. Mais le CRAN n'est pas, contrairement à ce que son
nom semble indiquer, le représentant des populations noires de France. Lors de
son dîner de gala, en janvier dernier à Paris, il y avait 160 associations
représentées sur 5 000. C'est un début, mais c'est peu. Surtout, l'ambiance
était plus africaine que française, avec des personnalités connues là-bas et
quasiment aucun politique français. On se serait cru à un gala de la Croix-Rouge
à Yaoundé.
Le CRAN est parfois accusé de « noirisme ». Est-ce qu'un Blanc peut adhérer à ce
collectif ?
Il est très difficile d'obtenir une réponse claire à cette question. Disons
qu'un Blanc peut être indirectement adhérent du CRAN s'il appartient à une
association qui en est elle-même membre.
© le point 20/07/06 - N°1766 - Page 46 - 1374 mots