Réseaux maritimes et territoriaux de la traite négrière
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Par Fleurde Kasaï
Chapitre I : Le voyage du non-retour
Aux origines de la diaspora africaine se trouve la traite négrière. Bien qu’à ce jour la présence africaine dans le Nouveau Monde, longtemps avant sa découverte par Christophe Colomb, soit attestée par des fouilles archéologiques sur des sites Mayas et Olmèques au Mexique, le déplacement et la dispersion massive de populations africaines sur le continent américain et la Caraïbe, débute au milieu du 16ième siècle. Mais en réalité la traite négrière existait déjà depuis 1450 et sa principale destination était l’Europe, où les premiers Africains, "curiosités" plus que main-d’œuvre, furent débarqués à Lisbonne par le prince du Portugal Henri le navigateur, qui avait déjà exploré la quasi-totalité des côtes de l’Afrique de l’ouest.
Le coup d’envoi du commerce triangulaire sera donné par les monarques espagnoles, qui accorderont en 1501, la permission à leurs colons des Caraïbes d’importer des esclaves noirs. Dès lors, les grandes puissances de l’époque, l’Angleterre, le Portugal et la France en tête, suivis de l’Espagne, de la Hollande et du Danemark, vont intensifier la traite négrière à travers un réseau maritime triangulaire. Les bateaux négriers, organisés en compagnies commerciales, quittaient l’Europe au départ des ports de Liverpool, Londres, Bristol, Lisbonne, Cadix, Amsterdam, Nantes, Bordeaux, La Rochelle et Dieppe.
convoi d’esclaves, 19ème siècle et esclaves entravés par le bois "mayombé"
Ils longeaient ensuite la côte ouest africaine en partant de l’ancienne Sénégambie, puis la côte occidentale jusqu’au sud de l’Angola, et après avoir contourné l’Afrique du sud par le Cap de Bonne espérance, remontaient toute la côte orientale comprise entre le Mozambique et Madagascar, et s’aventuraient même jusqu’au Kenya. L’ensemble de cette région côtière était parsemée d’une trentaine de comptoirs et de forts, où négriers européens et africains s’échangeaient étoffes, miroirs, armes, quincailleries, rhum et eau-de-vie contre "bois d’ébène". Cette marchandise humaine était principalement constituée de populations razziées par des souverains locaux, dont les plus illustres sont sans aucun doute les rois du Dahomey ( Bénin) et les Mani Kongo du royaume Kongo (RDC), souverains qui les faisaient acheminer par des intermédiaires noirs ou métis, sur des milliers de kilomètres parfois, enchaînés les uns aux autres, sans distinction de sexe et d’âge, à l’aide du "bois mayombe".
Fort anglais de Princestown, Cote d’or (Ghana), 1688
Ils rejoignaient ainsi pour être palpés, estimés, marchandés, stockés puis embarqués vers les Amériques, les forts anglais de Cape coast, de princestown au Ghana, les forts hollandais et danois de Nassau et Christianborg également au Ghana, les forts français de Gorée et de Saint-jacques en Sénégambie, les forts portugais d’Elmina au Ghana, de Benguella en Angola, de Lourenço de marques et de l’Ilha da Moçambique au Mozambique.
Position des corps des esclaves dans le bateau négrier français "l’Aurore" (1784)
En quittant les côtes africaines, les bateaux négriers pouvaient transporter à leur bord jusqu’à 600 esclaves entassés à fond de cale. La traversée de l’océan atlantique vers la Caraïbe où l’Amérique latine durait en moyenne, et par vent favorable, 3 mois. Les pertes en vies humaines durant le voyage, pour maladie, malnutrition, inanition ou tout simplement désespoir, étaient considérables et touchaient fréquemment plus de 80% des esclaves au début du trafic négrier, puis avec l’amélioration des bateaux ce chiffre tombait à 30%.
Si à l’heure actuelle les historiens spécialistes de la traite négrière ne parviennent pas à s’entendre sur les chiffres de ce trafic, c’est parce que leurs techniques de comptabilisation diffèrent. La plupart ne prennent pas en compte le nombre d’esclaves morts durant la traversée ou au moment des captures sur le continent africain, qui s’avéraient souvent très violentes. Ils ne se contentent que du nombre d’esclaves enregistrés à l’arrivée dans les différents ports des Amériques. Les estimations actuelles se situent donc entre 6 et 50 millions d’individus déportés entre la fin du 15ième et le milieu du 19ième siècle. Les Anglais, à eux seuls, sont responsables de près de la moitié de ces déportations, et après eux viennent les Portugais. Le trafic négrier a desservi au total une trentaine de pays et d’îles :
Disposition des esclaves sur le bateau négrier anglais "Brookes", 1788
Alaska, Canada, Etats unis, Mexique, Guatemala, Costa Rica, Salvador, Honduras espagnol et britannique, Nicaragua, Colombie, Venezuela, Guyane française, anglaise et hollandaise, Equateur, Pérou, Bolivie, Brésil, Paraguay, Uruguay, Chili, Argentine, Cuba, Jamaïque, Haïti, République dominicaine, Porto Rico, Barbade, Trinidad, Grenade, St Vincent, St Lucie, Dominique, Martinique, Guadeloupe, etc. Au 18ième siècle, la moyenne annuelle des esclaves déportés tournait autour de 70 000 individus. En matière d’importation, le Brésil bat tout les records avec près de 6 millions d’africains sur près de 3 siècles et demi de traite. Les Antilles françaises occupent la seconde position, suivies de très près par les Antilles anglaises, avec un total de 3 à 4 millions d’esclaves déportés. Puis viennent les Antilles et territoires espagnols et hollandais avec une estimation 1 à 2 millions individus. Et en dernier lieu, arrivent les états des sud des Etats unis, qui ont très rapidement préféré l’esclavage à la traite pour assurer la "reproduction" de leur main-d’œuvre.
Le troisième côté du triangle comportait l’itinéraire du retour, d’Amérique en Europe où se trouvait bouclée la "campagne de traite". En un seul voyage, qui durait entre 8 et 18 mois, trois cargaisons complètent avaient été vendues. Une fois leur marchandise humaine livrée aux colons des Amériques, les bateaux négriers les remplaçaient par du rhum, du sucre, de l’indigo, du café, etc. produits dans les plantations, mais quelques fois, ils repartaient aussi avec de l’or. Quant aux esclaves africains, une foule d’acheteurs se les arrachaient déjà pour les préparer à une vie de servitude, à laquelle ils ne survivaient en moyenne pas plus de 10 ans.
En haut Marché d’esclaves, Rio de Janeiro, Brésil, 1830; en bas vente d’une femme et de ses enfants (Surinam)
Chapitre II : Nos ancêtres les Yorubas
Les ouvrages parus ces 30 dernières années sur le trafic négrier, se sont généralement bornés à une approche quantitative de la traite négrière. A quelques chercheurs et exceptions près, la plupart de leurs données nous renseignent davantage sur les chiffres que sur les différents groupes ethniques déportés aux Amériques. Si nous savons de quelles zones géographiques ils ont été déracinés, il est parfois difficile de connaître leur répartition sur le continent américain et la Caraïbe. Un seul bateau négrier pouvait contenir des Africains de diverses origines, car les campagnes de razzias pouvaient dévaster des villages sur un rayon équivalent à la taille de l’actuelle République démocratique du Congo. Les négriers se contentaient alors la plupart du temps de les "identifier" en les baptisant du nom de la région ou du fort où ils avaient été enfermés avant leur départ pour les Amériques. La dispersion des membres d’une même ethnie ou d’une même famille, afin d’isoler les individus et les fragiliser, était pratiquée de manière systématique par les négriers et les colons. Ce conditionnement visait à prévenir toute rébellion et à rompre définitivement le lien filial entre les Africains et leur terre natale. Car s’ils ne pouvaient plus parler leur langue ni préserver leurs pratiques identitaires, ils perdraient tout repères, ce qui faciliterait leur soumission.