Jacques Bonjawo : "je suis allé en Inde pour valider le modèle indien, pour mieux regarder l'Afrique"
De retour d'Inde où il séjournait, Jacques Bonjawo a répondu à nos questions sur le modèle indien, ses points
forts et sa reproductibilité en Afrique,
Par Paul Yange
Vous séjourniez récemment en Inde. Qu'est ce qui vous a conduit dans ce pays qui est désigné avec la Chine comme une des
futures puissances du monde de demain ?
La curiosité scientifique, la curiosité intellectuelle, mais aussi la curiosité tout court. Le désir de comprendre davantage ce
qui a fait de ce pays pratiquement sans ressources naturelles une superpuissance technologique en l’espace de deux
décennies. Quelqu'un a dit un jour: « lire, lire, lire ne vaut rien, il faut aller voir ». Cela veut dire que l'intellect pur ne mène
pas à grand chose. Voir le monde est une école autrement plus formatrice, même s’il est vrai que cela est un défi à l'heure du
cocooning.
Plus que jamais, la science et la technologie constituent aujourd’hui un véritable moteur de développement, voire de
développement durable. Je suis allé en Inde pour valider le modèle indien, pour mieux regarder l’Afrique. Au-delà des
clichés souvent simplistes sur la pauvreté en Inde, ce pays est entrain de se transformer radicalement. Certes, on y trouve
encore beaucoup de pauvreté mais les progrès réalisés ces dernières années sont considérables. A quand l’Afrique ? Pour
reprendre l’expression du Pr. Joseph Ki-Zerbo.
Il faut réformer nos systèmes éducatifs qui ont longtemps encouragé et favorisé le culte du diplôme
Jacques Bonjawo
Vous avez eu l'occasion de visiter les fameux IIT (Indian Institute of Technology), des établissements universitaires indiens
qui ont la réputation de former d'excellents ingénieurs. Quels sont les points qui selon vous font leur force ?
Plusieurs. D’abord, ce sont des établissements extrêmement compétitifs. Beaucoup d’indiens rêvent d’y entrer mais leurs
chances sont pratiquement nulles lorsqu’on regarde les statistiques. Sur plus d’un million de candidats qui se présentent
chaque année, on n’en retient qu’environ 9000 ! Et les critères de sélection sont très rigoureux, au point que, nombre de
postulants qui sont recalés intègrent aisément des établissements américains comme MIT, Cornell, ou encore Cambridge et Oxford en Grande Bretagne.
Les IIT délivrent à leurs étudiants une culture scientifique et technique de très haut niveau, doublée d’une culture de
l'entrepreneuriat. Chacun y rêve de devenir Bill Gates ou Steve Jobs. Il se trouve que la plupart d’entrepreneurs indiens qui
ont brillamment réussi dans la high tech, notamment aux Etats-Unis, sont issus de ces institutions. J’ai eu la chance de
rencontrer le Pr. Sudhir K. Jain qui dirige le Centre de l’Entrepreneuriat de l’IIT de New Delhi, et même de m’adresser à ses
étudiants. Il m’a fait comprendre que ce qui fait la force de son programme c’est essentiellement les liens qu’il a établis entre
l’entreprise et ses élèves, et en dernière analyse sa conception de l’entrepreneur au XXIe siècle, qui doit innover en
permanence. Vive Schumpeter !
L'Afrique a encore du chemin à faire pour créer des SSII de niveau mondial
Jacques Bonjawo
Vous avez également pu visiter quelques unes des fameuses SSII (sociétés de services en ingénierie informatique) indiennes
qui pour certaines sont déjà de véritables multinationales et dont la réputation dépassent largement les frontières indiennes.
Comment évaluez vous leur organisation, leurs méthodes de travail, la qualité de leurs ressources humaines en tant
qu'informaticien et manager ?
J’ai effectivement visité quelques SSII et rencontré leurs dirigeants. Je dois dire que j’ai été très impressionné par leur
hospitalité et leur disponibilité. La plupart des SSII indiennes sont d’une excellente qualité en matière de prestations de
services informatiques. Leur succès réside principalement dans la stricte application d’une méthodologie éprouvée, doublée
des standards de qualité bien définis dans le processus de création de solutions. Mais tout cela n’a été possible que grâce à
une abondante main d’œuvre très qualifiée. L’Inde possède de loin le plus grand vivier d'ingénieurs informaticiens du monde,
phénomène qui du reste est lié, encore une fois, à la qualité de ses universités scientifiques.
Par ailleurs, les coûts extrêmement compétitifs des prestations fournies par les SSII (de 30% à 50% moins chers qu’aux
Etats-Unis ou en Europe) ont largement favorisé l’externalisation et l’offshoring vers ce pays émergeant. Résultat : Des
géants mondiaux tels que IBM, Intel, Microsoft, Motorola, Dell et Cisco Systems y ont déjà des centres de R&D et emploient
également des services des grosses SSII comme Wipro, Tata ou Infosys. Décidément, le monde est plat, comme le dit si bien Tom Friedman du NY Times...
Malgré quelques réussites individuelles, il n'existe pas en Afrique une véritable culture de l'entrepreneuriat
Croyez vous qu'il soit possible de créer en Afrique des SSII opérant sur des standards de qualité de niveau mondial, du
même type que celles opérant en Inde ? Et plus généralement, qu'est ce qui de ce que vous avez vu en Inde peut être appliqué
sur le continent africain ?
J’aimerais répondre par l’affirmative mais je suis obligé d’admettre que nous avons du chemin à faire, principalement pour
deux raisons : D’abord, il faudrait réformer complètement notre système d’éducation et de formation. Il existe une
inadéquation entre la formation délivrée par nos institutions et les compétences requises sur le marché de l’emploi. C’est
d’ailleurs l’un des motifs principal de notre action à l’UVA, qui tente précisément de remédier à cet état de choses. Vous me
diriez peut-être que la réforme coûte cher, mais tout n’est pas simplement question d’argent. Il faudra mettre un accent sur
l’innovation, et jouer sur les économies d’échelle, comme le fait justement l’UVA.
Un bon système de formation est incontournable si nous voulons nous développer. C’est fondamental. J’ai d’ailleurs eu
l’occasion à mon retour d’Inde d’en discuter avec le Président de la Banque mondiale, M. Paul Wolfowitz, qui incidemment m’a
confié une étude sur cette question. Plus encore, le Pr. Fernand Sanou de l’Université d’Ouagadougou a fait un excellent
travail d’avant-garde sur cette question, que nous publierons dans le cadre d’un livre collectif en chantier.
La deuxième chose c’est qu’il n’existe pas en Afrique (pas plus qu’en Europe d’ailleurs) une véritable culture de
l’entrepreneuriat. On y trouve certes quelques réussites ici et là mais la plupart des Etats n’ont pas vraiment réussi à créer le
cadre propice à l’initiative privée, du fait d’un système qui a longtemps encouragé et favorisé le culte du diplôme. Pas plus. Il
n’est donc pas étonnant que beaucoup d’africains brillants ou pas, où qu’ils se trouvent, aient une propension à poursuivre de
longues études théoriques sans aller sur le terrain. Cette démarche devient préjudiciable si l’on n’a pas l’intention de
poursuivre une carrière dans le professorat ou dans la recherche.
Les indiens représentent la deuxième population en terme d'effectifs au siège de Microsoft
L'Afrique du XXIème siècle, dernier ouvrage de Jacques Bonjawo
L'Inde "exporte" aussi si l'on peut dire ses top managers à tel point qu'un cabinet de conseil de réputation internationale a
pu dire que les étudiants Indiens brillants faisaient de bons consultants. Y a t-il un label indien et pourquoi ne dit-on pas la
même chose des africains ?
Les africains sont brillants comme toutes les autres communautés et nombre d’entre eux intègrent des établissements classés
parmi les meilleurs du monde. En revanche, notre problème, disons-le sans démagogie, est souvent plus dans notre capacité à
traduire sur le terrain une théorie. Nous avons un retard dans ce domaine, notamment par rapport aux indiens. Comme je l’ai
dit, nous sortons d’une culture qui a longtemps privilégié le parchemin, et lorsqu’il s’agit de fournir des prestations à des
clients souvent exigeants, les qualités théoriques ou techniques à elles seules ne sauraient suffire.
Nous avons inutilement prolongé la durée des études, leur caractère théorique. Ce faisant, nous avons perpétué l’inadéquation
formation-emploi dont je parlais plus haut, d’où l’inefficacité de notre système. Plutôt que d'allonger le temps des études, il
faudrait sortir plus tôt du système éducatif et y revenir plus tard pour se former à nouveau. Aux Etats-Unis par exemple, une
université normale n’accepte pas un candidat au MBA s’il n’a pas au préalable une expérience professionnelle.
Lorsque j’étais consultant informatique chez PricewaterhouseCoopers, les professionnels indiens représentaient déjà une
part importante des effectifs de la boîte. Avec la mondialisation, cette tendance s’est beaucoup accentuée et généralisée
dans toute l’industrie ces dernières années. Sans être un apologiste de la mondialisation, j'ai un point de vue très minoritaire
sur cette question que je n’hésite d’ailleurs pas à faire valoir aux dirigeants africains qui sollicitent mon avis: L’Afrique,
comme l’Asie, peut mieux se porter dans la mondialisation, si elle parvient à faire du problème sa solution.
Au nom du libéralisme économique, l’occident a crée un « monstre » qu’il n’arrive plus à contrôler; Les Fukuyama et autres
ultra-libéraux nous ont annoncé la fin de l’Histoire. Moins de 15 ans plus tard, on constate qu’en réalité l’Histoire ne fait que
commencer. La mondialisation avance inexorablement vers un système moins dominé par l’occident, où les pays en
développement peuvent largement profiter de leurs faibles coûts de production pour générer la croissance et des emplois
dans le cadre des échanges avec le nord.
La montée en puissance des pays émergents comme l’Inde et la Chine pousse déjà l’occident vers la tentation protectionniste.
Cela s’est illustré parfaitement lors de l’OPA lancé sur Arcelor par le groupe indien Mittal. C’est inédit.
Malgré son succès, l'UVA est encore fragile et a besoin d'être pérennisée
Jacques Bonjawo
Vous êtes également Président du Conseil d'Amnistration de l'UVA (Université Virtuelle Africaine). Où en est l'UVA ?
En réalité, je suis PCA sortant car je n’ai pas souhaité assumer un second mandat, estimant qu’il était temps de passer la main.
Heureusement, Dr. Huguette Labelle, une femme de qualité exceptionnelle, ancienne vice-ministre canadienne et actuellement
Présidente de l’ONG Transparency International, a accepté d’assumer l’intérim en attendant que nous puissions trouver un
nouveau PCA.
Ven 16 Juin - 0:13 par mihou