Dieudonné président?
À Paris, la candidature de l'humoriste ne fait pas rire tout le monde
Rioux, Christian
Paris - Ça y est: le premier candidat à la présidence française vient de se déclarer ouvertement. Mais il ne se nomme ni Dominique de Villepin, ni Ségolène Royal, pas même Nicolas Sarkozy. Il s'appelle plutôt... Dieudonné!
Dans son théâtre de la Main d'Or, à Paris, l'humoriste bien connu au Québec présentait son programme cette semaine. Pourtant, la salle ne riait pas beaucoup. En effet, Dieudonné est un artiste qui se prend de plus en plus au sérieux. Loin des parodies d'un Parti rhinocéros ou d'un Coluche, il a entrepris de déballer un programme qui pourrait ressembler à celui de n'importe quel candidat d'extrême gauche.
Plutôt que de «raser les Rocheuses», comme le proposait le Parti rhinocéros, ou d'appeler à «voter pour un imbécile», comme Coluche le clamait, Dieudonné entend placer sa campagne sous le très sérieux symbole de la république bolivarienne du Venezuela et de son président, Hugo Chávez. «Dans cette campagne, Dieudo rimera avec Hugo», explique le personnage, qui entend combattre «la menace néoconservatrice, cette idéologie néolibérale et belliciste, antisociale et réactionnaire».
Le monologuiste y va même d'un petit couplet contre le ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, qui «prône le démantèlement de l'État», sans oublier le Parti socialiste, devenu un «parti de menteurs, de traîtres et de sarkozystes honteux».
Tenez-vous-le pour dit: on ne rigolera pas durant cette campagne. D'ailleurs, Dieudonné fait de moins en moins rire depuis qu'il est apparu sur la chaîne de télévision France 3 déguisé en colon juif et qu'il a fait le salut nazi. L'humoriste a alors perdu en France une partie de la sympathie dont il semble pourtant toujours jouir au Québec. Serait-il victime d'une campagne de dénigrement, comme il le dit?
Ce n'est pas l'opinion de la journaliste Anne-Sophie Mercier, qui a suivi à la trace ce provocateur professionnel - là-dessus, tout le monde s'entend! Dieudonné a d'ailleurs tenté en vain de faire censurer des passages du livre de la reporter, intitulé La Vérité sur Dieudonné (Plon). «Dieudonné est un humoriste qui s'égare en politique et qui fait reculer la cause qu'il prétend défendre», dit-elle. Pour l'auteure, l'homme est loin de rendre service aux Noirs en associant leur cause à «des déclarations qui reprennent plusieurs lieux communs de l'antisémitisme».
Son Juif extrémiste faisant le salut fasciste peut peut-être passer pour de l'humour, mais pas ses déclarations sulfureuses au Journal du dimanche, où il accusait ses détracteurs d'être des «négriers reconvertis dans la banque». En voyage à Alger en février 2005, il qualifie les commémorations des 60 ans de la libération d'Auschwitz de «pornographie mémorielle». Et il en profite pour associer les Juifs à la traite des Noirs, ce qui a fait rire plusieurs historiens. En annonçant sa candidature, cette semaine, il a pris la défense du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, qui appelle à rayer Israël de la carte. En passant, il traite le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) d'«organisation sioniste d'extrême droite, qui convoque chaque année nos dirigeants pour leur communiquer leur feuille de route».
«Je ne sais pas ce que pense Dieudonné des Juifs sur le plan personnel, mais il a de toute évidence un discours antisémite, dit Anne-Sophie Mercier. C'est le cas lorsque, parlant de l'intellectuel juif Bernard-Henri Lévy, il dit: "Plus ils ont de fric, plus ils en veulent." Chaque fois, Dieudonné associe les Juifs à l'obsession de l'argent, de la finance et du pouvoir.»
Mais Dieudonné a aussi ses défenseurs, comme Olivier Mukuna, auteur d'un livre d'entretiens avec l'artiste. «Dieudonné utilise l'arme qui est la sienne, celle de la provocation», disait-il au quotidien belge Le Soir. «En parlant de la sorte, il ne s'attaque pas aux Juifs ni à leur douleur, il veut mettre en lumière la distinction entre l'invisibilité des crimes de l'esclavage et de la colonisation et l'hypervisibilité du génocide juif. La question qu'il pose est de savoir pourquoi ce génocide de l'esclavage reste occulté.»
Anne-Sophie Mercier n'est pas de cet avis. Au lieu de se battre pour faire reconnaître le martyre de l'esclavage, dit-elle, «Dieudonné a plutôt choisi de s'en prendre à ceux qui passent pour avoir souffert plus que les autres: les Juifs. Ce serait donc à cause d'eux qu'on ne parlerait pas des Noirs, parce qu'ils monopoliseraient tout le discours sur la douleur. On est là dans un discours de concurrence victimaire qui est très pervers.» Sur les ondes de la radio Beur FM, Dieudonné avait d'ailleurs déclaré: «Dans le livre de classe de mes enfants, j'ai arraché les pages sur la Shoah. Je le ferai tant que notre douleur ne sera pas reconnue.»
Fils d'un Camerounais et d'une Bretonne, Dieudonné n'a pas toujours tenu ce discours. Dans les années 90, il faisait des sketchs naïfs avec le Maghrébin Élie Semoun. Depuis quelques années, il semble s'être donné pour mission de regrouper autour de son nom les jeunes Noirs et les gens d'origine maghrébine des banlieues défavorisées. Voilà pourquoi il s'en prend à l'esclavage tout en défendant avec la même énergie la chaîne de télévision du Hezbollah, al-Manar, qui diffuse pourtant un feuilleton antisémite inspiré du faux document intitulé Le Protocole des sages de Sion. «À tous ceux qui sont victimes de discrimination - et cette discrimination est réelle -, il dit: "Si vous êtes victimes, c'est à cause des Juifs, car il n'y en a que pour eux"», affirme Anne-Sophie Mercier.
Dieudonné s'est ainsi exclu progressivement de plusieurs émissions de télévision. Thierry Ardisson l'a longtemps invité à sa populaire émission, la version hexagonale de Tout le monde en parle. Mais depuis ses déclarations controversées, il ne le fait plus.
«Il y a une jouissance de la chute chez ce comique, désormais incarnation du "nouvel antisémitisme", lâché par ses amis, conspué par la totalité de la presse et du monde politique, écrit Claude Askolovitch dans Le Nouvel Observateur. Un acharnement à dévoyer son talent, comme s'il fallait prouver l'existence de l'ennemi par son propre martyre.»
Une seule chose semble faire l'unanimité: depuis quelque temps, Dieudonné a de plus en plus quitté le terrain de l'humour pour pénétrer celui de la politique. Avant d'annoncer sa candidature à l'élection présidentielle de 2006, il s'était présenté aux législatives de 1997, aux régionales de 1998, à la présidentielle de 2002 (même s'il s'était retiré, faute de parrainage) et aux européennes de 2004. Il est d'ailleurs loin d'être sûr, cette année encore, qu'il réussisse à récolter les 500 parrainages d'élus, indispensables à sa candidature officielle en 2006.
L'homme revendique évidemment l'héritage de Coluche, qui avait affronté Valéry Giscard d'Estaing en 1980 avec le slogan «On nous prend pour des imbéciles, votez pour un imbécile». Mais cette comparaison n'est pas du goût de tous. «Coluche tapait sur tout le monde et il était d'une grande cruauté avec lui-même, dit Anne-Sophie Mercier. Dieudonné tape toujours sur les autres, et surtout sur les Juifs.»
Correspondant du Devoir à Paris