Thème du forum : L’esclavage. Avec Françoise Vergès, professeure de sciences politiques à l’université de Londres, auteure de "La mémoire enchaînée, questions sur l’esclavage" (Albin Michel, mai 2006).
Forum du 09/05/2006 avec Françoise Vergès, (professeure de sciences politiques à l’université de Londres, auteure de "La mémoire enchaînée, questions sur l’esclavage" (Albin Michel, mai 2006))
Question : Bonjour,
On découvre la survivance des pratiques esclavagistes en lisant simplement la presse régionale. J’y remarque depuis quelque temps la multiplication d’affaires sordides, concernant la réduction en esclavage avec tortures de personnes fragiles (jeunes femmes désocialisées, Rmistes)dans des campements de gens du voyage venus s’installer en France après la chute du Bloc de L’Est.
Ce genre de pratique semble remonter loin dans la tradition de certaines familles Roms d’Europe Centrale, qui en font apparemment un mode de subsistance banalisé.
Les services de police et les services sociaux se penchent-ils sur la question et des enquêtes préventives conjointes sont-elles menées dans ces périmètres fermés aux regards du pays d’accueil ?
Réponse : Certes, ces pratiques existent, ce sont des pratiques de servitude répandues dans plusieurs sociétés, et les femmes en sont souvent les victimes. Oui, il existe de nombreux services sociaux, locaux, nationaux et européens qui travaillent à réinsérer ces personnes et des services de police qui cherchent à démanteler les réseaux.
question de : Alceste
Question : Existait-il des sociétés opposées à l’esclavagisme et fondant cette opposition sur des bases éthiques ou religieuses, avant que l’Europe (et de ses dérivés) virent abolitionnistes ?
Réponse : Il y a toujours eu des résistances à l’esclavage, les premiers abolitionnistes furent les esclaves pourrait-on dire, qui, dès la capture se révoltaient, fuyaient...Mais, les sociétés européennes furent les premières à fonder une opposition philosophique et juridique qui se voulait universelle à la traite négrière et l’esclavage. Cependant, il existe des sociétés, comme au Mali par exemple, qui ont interdit l’esclavage interne dès le 13e siècle.
question de : louis
Question : Bonjour,
74% de l’esclavage concerne les pays arabes (17 millions d’esclaves) et les pays africains (traite interafricaine 14 millions) contre 26% pour les pays occidentaux (11 millions).
De plus l’esclavage n’a été abolie en 1965 en Arabie Saoudite et en 1980 en Mauritanie contre 1848 pour la France et 1865 pour les USA.
Aujourd’hui l’esclavage entre africains se poursuit. En 2000, l’UNICEF estimait que 200 000 enfants étaient retenus en esclavage en Afrique centrale et occidentale. L’esclavage est même réapparu au Soudan contre des noirs chrétiens.
Vous ne parlez pas des esclaves blancs.
Par exemple la Grande Mosquée de Cordoue (lorsque cette ville d’Espagne était occupée par les arabes au 10ème siècle) a été construite par des esclaves blancs.
Qui est le plus responsable de l’esclavage? Les Occidentaux ou les Arabes?
Réponse : Votre question reflète une résistance assez commune à la question de la responsabilité éthique d’une nation.
Quelques remarques: La France est le seul pays européen à avoir connu deux abolitions et un rétablissement de l’esclavage en 1802; elle écrit et adopte le Code Noir, texte qui légifère l’exclusion de l’esclave de l’humanité et le fait "meuble"; il a fallu plus de trois siècles avant que la France abolisse traite et esclavage; le pic des voyages négriers partant des ports français est atteint en plein milieu du 18e siècle quand la France adopte la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen; quand elle abolit l’esclavage, elle institue le travail forcé et oblige les nouveaux affranchis d’avoir signé un livret de travail avant même d’être libres; l’égalité promise par 1848 n’est jamais réalisée et le racisme perdure dans les colonies post-esclavagistes. Tout cela devrait suffire pour faire que la France accepte de se pencher sur cette histoire qui est la sienne et non simplement celle des descendants d’esclaves.
Parler de traite intra-africaine, c’est comme parler de traite intra-européenne quand les Européens faisaient commerce d’êtres humains à travers le continent (Verdun était alors une plaque tournante où on transformait les esclaves en eunuques avant de les vendre aux royaumes orientaux).
Le "plus responsable" de l’esclavage n’est peut-être pas la bonne question: la France a une responsabilité historique, elle doit s’y confronter. Il existe des descendants d’esclaves qui sont vos, nos concitoyens, il existe des territoires qui sont territoires de la république et qui sont les "départements d’outre-mer" et dont le foncier, l’économie sont des héritages de l’esclavagisme et du colonialisme, qui sont encore marquées par le racisme hérité de l’esclavage, des sociétés où le taux de chômage est terrible, avec des économies dévastées...
N’existe t’il pas un devoir de solidarité nationale envers ces territoires qui furent créés pour répondre au besoin de sucre de la France? Pourquoi chercher à éviter cette responsabilité? L’argument: les autres aussi l’ont fait n’est pas tenable car alors il n’existe plus de responsabilité, ni donc de démocratie.
question de : Internaute
Question : Pourquoi l’Occident est-il toujours accusé d’avoir crée l’esclavage alors que celui-ci a été l’apanage d’autres peuples, sur de plus longue périodes et de façon aussi développée?
Réponse : Je ne pense pas que l’Occident soit accusé d’avoir "créé" l’esclavage.
Il lui est demandé par les descendants d’esclaves qui sont devenus citoyens français, anglais, hollandais, américains d’accepter une responsabilité. Il n’est pas question de culpabilité mais de responsabilité.
L’esclavage a existé, et existe encore, mais sous des formes variées, avec des buts différents et avec des conséquences différentes.
L’esclavage "colonial" organisé par les Européens visait un but: avoir une force de travail dans ses colonies pour lui fournir sucre, café, et autres richesses, ils ont choisi une SEULE source, le continent africain, ils n’ont pas hésité à avoir jusqu’à 20% de perte par cargaison...
Pourquoi se prévaloir de l’existence de l’esclavage ailleurs pour ne pas confronter sa propre histoire?
question de : Internaute
Question : Trouvez vous légitime que les descendants d’esclaves demandent des excuses de la part de descendants d’esclavagistes?
Réponse : Certains groupes peuvent le faire mais pour beaucoup la question est de reconnaître cette histoire.
Les excuses, par ailleurs, impliquent que l’on veut renouer le lien avec la personne à qui on demande des excuses, une fois celles-ci énoncées, on peut renouer la conversation, reconstruire le lien. Il pourrait alors s’agir d’excuses publiques de la même façon que l’Etat s’est excusé pour les déportations de Juifs de France. Il reconnaît une responsabilité, c’est peut-on dire suivre la logique de "vérité et réconciliation". Dépasser un traumatisme et aller de l’avant, mais il faut reconnaître cette histoire.
question de : Internaute
Question : Y a t’il une responsabilité inter-générationnelle au sujet de l’esclavage?
Réponse : Non, mais il y a une responsabilité inter-générationnelle de la construction du bien commun: ce qui a été fait, ce que l’on veut garder, ce que l’on veut changer. Ici, c’est accepter la responsabilité de la France (continuité de l’Etat) mais pour construire ensemble une démocratie post-raciale.
question de : Internaute
Question : Obliger les Blancs à se repentir pour les crimes de leurs ancêtres ne relève t-il pas d’un raisonnement raciste d’association d’une ethnie à une faute?
Réponse : Qui oblige les "Blancs" à se repentir? La repentance c’est entre soi et soi ("je me repentis"). S’il y a "Blancs", c’est aussi parce que l’esclavage a inventé une couleur le "Noir". Relisez les biographies d’esclaves affranchis, de captifs qui disent que jusqu’à leur capture, ils n’étaient pas "Noirs". Il ne s’agit pas d’associer une "ethnie" à une faute, mais qu’une nation accepte une responsabilité.
question de : Internaute
Question : Au delà du proverbe " celui qui ne connaît pas l’Histoire est destiné à la répéter", pensez-vous réellement que l’entretient de la mémoire est la meilleure façon de combattre l’esclavage?
Réponse : La mémoire de la traite et de l’esclavage a survécu dans la mémoire orale des peuples, elle n’a été entendue que très récemment, écoutons-là un peu avant de vouloir la dépasser et c’est en encourageant la recherche (très en retard en France sur ces questions) que l’on pourra comprendre cette histoire qui dure plusieurs siècles.
question de : Killian DIAGNE
Question : Bonjours Madame,
J’aimerais savoir pourquoi les Domiens n’aiment pas les Africains.
Pourquoi les Noirs de France ne sont pas unis entre eux pour lutter ensemble contre les discriminations qui les touches à l’emploi ou aux logements?
Réponse : Sans doute parce qu’ils n’ont pas appris à se connaître, parce qu’ils ont été divisés: ce qui unit les gens n’est pas la couleur mais le sentiment commun de vouloir plus de justice et plus d’égalité.
question de : JC
Question : Bonjour Mme Vergès.
Je suis un français, blanc, qui se dit qu’on lui a volé son histoire. J’ai l’impression qu’on m’a formaté pour avoir une vision tronqué de l’esclavage, de l’histoire de la traite. Depuis que je m’intéresse au sujet et que je croise différentes sources, différents discours, je me rend compte que l’enseignement que j’ai reçu (j’ai 30 ans) était plus que biaisé. Fondamentalement destiné à amoindrir voire à euphémiser les faits. Alors qu’à l’inverse j’ai l’impression d’avoir reçu un très bon enseignement sur la Shoah et le nazisme. Ensuite je n’ai jamais eu l’occasion de découvrir les auteurs "nègres". Il aura fallut des amis antillais pour me faire connaître des auteurs comme Césaire ou Fanon. Des chercheurs comme Diop. J’imagine qu’en France Césaire est très connu comme personnalité mais je doute que plus de 0,5% des gens sachent vraiment ce qu’il a dit ou écrit... Surtout, peu doivent savoir que son discours sur le colonialisme a été retiré (il y a déjà un certains temps) des programmes scolaires pour ne pas choquer ceux qui hier voulait mettre du positif dans la colonisation et aujourd’hui veulent retirer à l’esclavage son caractère de crime contre l’humanité. Aujourd’hui je suis en couple avec une haïtienne et au delà de la discrimination quasi quotidienne qu’elle subie, que notre fille subira sans doute, je me demande quand viendra le jour où NOTRE histoire commune sera vraiment enseigné. Où je n’aurais pas l’impression qu’on nous cache nombre de choses, qu’on en déforme d’autres et qu’on cherche à nous diviser au lieu de nous rassembler. Y croyez vous encore quand on voit toutes les résistances que cela semble générer ?
Sam 3 Juin - 21:24 par mihou