Immigration
Les migrants de la galère aux iles Canaries (liberation.fr) Depuis le début
de l'année, de jeunes Africains débarquent par milliers sur les côtes de
l'archipel espagnol, qui peine à les accueillir. Une arrivée mal vécue par la
population.
par Jean-Pierre PERRIN
QUOTIDIEN : samedi 27 mai 2006
Puerto de los Cristianos (île de Tenerife, Canaries) envoyé spécial
Les cayucos : le mot fait désormais partie du vocabulaire espagnol. Les
habitants des Canaries, comme les touristes ou les journaux de Madrid,
l'emploient désormais pour désigner ces longues barques de mer, venues du
Sénégal, de Mauritanie et de Guinée-Bissau, qui, chaque jour ou presque, depuis
plusieurs semaines, abordent les rivages de Tenerife. Vendredi à l'aube, l'un
d'eux se trouvait dans une situation difficile, à 75 milles nautiques des côtes,
lorsque les secours en mer du petit port de Los Cristianos, dans le sud de
l'île, sont venus lui apporter assistance ; 99 clandestins étaient à bord, dont
trois mineurs. Quelques heures plus tard, un autre cayuco faisait son
apparition, avec cette fois 75 sans-papiers. La semaine dernière, on a compté
jusqu'à dix embarcations en une seule journée avec à bord 656 émigrants. Depuis
le début de l'année, plus de 4 000 émigrants africains sont ainsi arrivés dans
cette seule partie de l'île, pour un total d'au moins 7 500 sur tout
l'archipel canarien, selon les chiffres de la préfecture. Soit un nombre cinq
fois plus élevé qu'au cours de la même période de l'année dernière.
Sur le quai du port, entre un splendide catamaran, le Lady Shelley, et une
élégante goélette, le Jolly Roger, le coordinateur de la Croix-Rouge espagnole
dans l'archipel, Austin Taylor, a fait dresser, comme à chaque arrivée
d'émigrants en difficulté, deux tentes-hôpital. Il ne cache pas que sa petite
équipe de volontaires est totalement submergée par l'irruption massive des
émigrants africains. «J'ai commencé hier ma journée à neuf heures du matin. Il
est maintenant midi. Ce qui fait vingt-sept heures de travail en continu. J'ai
vraiment besoin de repos et de m'alimenter. Et il y a encore une urgence qui
m'attend, dit-il, en aidant à démonter les tentes. Il y a deux mois, nous avions
fait une prévision de nos besoins pour les six prochains mois en comptant sur
une moyenne de deux à trois cayucos par semaine. Nous avons déjà tout épuisé nos
réserves.»
Tours de garde. Pour les volontaires de la Croix-Rouge, comme pour ceux de la
Protection civile, les horaires des tours de garde sont devenus impossibles,
certains ne dormant que trois ou quatre heures par nuit. Quant à la police, elle
a dû doubler ses effectifs : les 200 policiers du commissariat de La Playa de
Las Americas sont maintenant 400.
Escortés par les policiers, qui interdisent aussi au public les abords du
petit camp, les derniers clandestins arrivés viennent de monter à bord d'un
autocar de tourisme qui va les conduire jusqu'à un commissariat. Tous sont des
hommes. Sous les tentes, ils ont été nourris et ont échangé leurs affaires de
voyages ­ qui seront jetées ­ contre de nouveaux vêtements. Ils ont
aussi été examinés par des médecins. Ceux du premier cayuco ont le plus souffert
: les chairs à vif à cause des feux du soleil et des brûlures du sel. A cause du
froid aussi.
La traversée s'est beaucoup mieux passée pour les clandestins de la seconde
embarcation. Lorsqu'ils sortent des tentes, portant un sac contenant des effets
de rechange, certains affichent le sourire. Un volontaire de la Croix-Rouge leur
a serré à chacun la main avant qu'ils ne grimpent dans l'autocar. Impossible de
leur parler. Depuis le pont du catamaran Lady Shelley, qui surplombe la scène,
quelques touristes britanniques en maillot de bain ne se gênent pas pour prendre
des photos. Après l'interrogatoire de la police, qui cherche à les identifier,
les sans-papiers seront conduits dans des centres d'accueil où ils séjourneront
pendant quarante jours avant d'être transférés en Espagne continentale.
Centres saturés. Comme les centres habituels sont tous saturés, d'autres ont
dû être aménagés de toute urgence. Les mineurs y sont séparés des adultes. «Mais
même les plus jeunes, les gens des Canaries n'en veulent pas. Dans les villages
des environs, où ils avaient été logés, les habitants ont demandé à ce qu'ils
partent», regrette Ivan, un jeune serveur colombien venu travailler à Los
Cristianos il y a six ans. «Pourtant, ajoute-t-il, beaucoup de Canariens ont été
eux-mêmes des immigrés. Leurs pères ou leurs grands-pères étaient partis sous
Franco en Amérique du Sud, notamment au Venezuela, et ils sont revenus ici quand
la situation s'est dégradée là-bas.»
Semoule et essence. L'afflux de cayucos est dû en partie au plus fort contrôle
exercé par l'Espagne et le Maroc sur leurs côtes atlantique et méditerranéenne,
de même qu'aux abords des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, dans le nord
du Maroc. Dès lors, selon le quotidien espagnol El País, les embarcations
partent de plus en plus du sud, de la Mauritanie et même de Saint-Louis (nord du
Sénégal). La traversée peut durer une dizaine de jours. Elle se fait en général
avec deux moteurs. Le premier pour quitter la côte et gagner la haute mer. Le
second, une fois une vue des Canaries. A bord des cayucos, les émigrants
africains n'emportent que le minimum : de l'eau, de l'essence, des bonbonnes de
gaz pour cuire la semoule, et des biscuits. S'ils sont aussi nombreux à arriver
sur l'île de Tenerife, c'est semble-t-il parce qu'ils prennent comme repère le
Teide, un volcan de 3 700 mètres, ce qui en fait le plus haut sommet d'Espagne
et qui est visible à une soixantaine de
milles nautiques.
A Los Cristianos, les embarcations font partie des attractions touristiques.
Mais ils ne côtoient pas les yachts huppés longtemps. Depuis la cafétéria du
terminal maritime, on peut les voir remorqués, puis soulevés par une grue qui
les porte vers un petit chantier au bout de la digue. Sous le regard des
photographes amateurs. «L'autre jour, j'ai compté jusqu'à dix-neuf cayucos dans
le port. Cette immigration, ce n'est pas bon pour le tourisme d'ici», commente
un touriste belge, qui suit pourtant la manoeuvre de la grue dans le viseur de
sa caméra. Une fois l'embarcation posée, elle sera fragmentée, puis transportée
jusqu'à un cimetière de bateaux