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 L’indigène, la terre et le pays *

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mihou
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mihou


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03062006
MessageL’indigène, la terre et le pays *

L’indigène, la terre et le pays *

Par Sidi Mohammed BARKAT,
Philosophe, chercheur associé au CNAM

Vendredi 28 Janvier 2006

Tenter de répondre à la question du rapport entre « le trou de mémoire colonial et la société française d’aujourd’hui », puisque le temps nous est compté 1, ne peut se faire qu’en laissant de côté – et à regret – les nuances. Présentons donc d’emblée les descendants de colonisés qui vivent en France tels qu’ils sont généralement mis en scène, c’est-à-dire à travers l’image générique paradoxale de ceux qu’un hôte généreux reçoit chez lui dans le même temps qu’il les donne à voir sous la figure extrême de l’irrecevable. Cette image, en effet, est bien celle qui aura cours tout au long de la colonisation de l’Algérie qui nous sert ici de paradigme. Je vais donc essayer de tracer, à grands traits, le cadre anthropologique et institutionnel qui l’a rendue possible. Peut-être nous permettra-t-il d’approcher, en esquissant un pas de côté par rapport à la nouvelle doxa sur la chose coloniale, une réalité d’épouvante où la mort vient s’incruster au plus profond de la vie.

Si vous acceptez cette présentation, il faudra admettre dès lors que, s’agissant de l’Algérie, l’hypothèse d’une France tournant le dos à ses principes – en l’occurrence au principe d’égalité – d’une manière fortuite, comme par mégarde, est pour le moins inadéquate. Il est en effet nécessaire de rappeler que c’est d’abord au nom de ces fameux principes que le système colonial s’est imposé. Voici ce qu’écrit, dans un article publié en mars 1938, dans la Revue des deux mondes, un défenseur intraitable de la colonisation, Élysée Sabatier, à propos de l’émancipation politique des colonisés :
« Accorder le droit de citoyen à certaines catégories d’indigènes sans qu’ils renoncent à leur statut personnel :
Ce serait méconnaître la déclaration des Droits de l’homme, notre droit constitutionnel et notre droit public.
Ce serait méconnaître les principes d’égalité que nous a apportés la IIIe république.
Ce serait créer une catégorie de citoyens privilégiés qui seraient appelés à légiférer et à participer à des lois qui ne leur seraient pas applicables.
Ce serait mettre le “ protégé ” dans une situation meilleure que le “ protecteur ”.
Ce serait démembrer la souveraineté, au détriment du “ conquérant ” en faveur du“ conquis ”.
Rien dans la colonisation moderne, qui impose au peuple occupant la charge du peuple occupé, n’est encore allé jusque-là. »

Retenons simplement l’idée, directement en relation avec notre thème, selon laquelle le « peuple occupé » est un « pupille ». Cette idée laisse entendre que le « peuple occupant » recueille afin de le mettre en tutelle un « peuple » orphelin, c’est-à-dire sans État. Nous voyons bien, ici, que le « peuple » colonisé est mis en représentation de telle sorte qu’il apparaisse à l’intérieur de la nation en tant que mineur, n’ayant pas atteint l’âge de la majorité civique. C’est là l’axiome sur lequel s’est construit le discours sur l’assimilation. Nous n’avons pas le temps de développer, mais il faut savoir que parallèlement à cette construction, a été fabriqué un dispositif de représentation exposant le colonisé sous la figure d’un être incapable, dans son essence même, d’atteindre ce que l’on pourrait appeler l’âge de raison lui permettant de se soustraire au régime de protection auquel on a cru bon le soumettre. L’édifice colonial a été construit sur cette base contradictoire qui enferme indéfiniment le colonisé dans un processus tragique, destructeur de toute espérance, dans lequel la ligne d’horizon de l’émancipation est tracée de telle sorte qu’elle s’impose à lui comme une promesse dont l’accomplissement demeure à jamais impossible.

C’est évidemment la thèse selon laquelle le colonisé serait un être hostile au principe de raison qui courra tout au long de la colonisation de l’Algérie. C’est elle qui justifiera la représentation du colonisé sous la forme d’un corps sans envergure symbolique, mais aussi – ce qui n’en est que la conséquence – l’emprisonnement durable de ce corps dans des modalités répressives et de contrôle relevant du régime d’exception. L’institution du colonisé en tant qu’indigène équivalait à sa réduction à ce que l’on peut appeler un corps d’exception. Entièrement soumise à la volonté de l’institution coloniale, l’existence du colonisé ne se donnait plus à voir que sous la forme d’une réalité entièrement écrasée sous le poids d’un destin implacable. Avec la réduction du colonisé à un corps d’exception, la catégorie d’indigène relevait définitivement de l’ordre exclusif de la politique.

La thèse selon laquelle le colonisé est un être hostile au principe de raison ne ressortissait pas simplement du domaine du préjugé, elle était bien un élément de première importance, nécessaire à la pérennité de cette autre idée indispensable au dispositif colonial : le rapport qu’entretient le colonisé à la terre, dans ses dimensions symbolique et physique, humaine et naturelle, est un rapport insensé. Voici ce que le socialiste Edmond Neagelen écrit dans un article paru le 15 janvier 1957 dans la même revue :
« Il n’y avait pas d’Algérie. C’était de la côte au Sahara et de Tébessa à Tlemcen le chaos et l’anarchie. Les tribus se combattaient, la guerre et le brigandage étaient partout. Ce pays n’avait pas de nom parce qu’il n’avait pas d’unité, parce qu’il n’existait pas. (…) Nous avons fait ce pays, économiquement et même politiquement.»
Tout est là. Un pays, cela suppose la relation d’une nation consciencieuse à une étendue terrestre respectée. La notion de pays fait écho à la conscience humaine dont seuls les colons seraient pleinement pourvus. En revanche, le rapport qu’entretiendraient les colonisés à la terre implique quant à lui la définition de la terre comme réalité objective exposée à la prédation. Cela veut dire que le colon entretiendrait avec la terre, dont il fait un pays, une relation sensée, quand le colonisé lui imposerait son comportement destructeur.

La référence au sens est porteuse de l’idée selon laquelle le pays est d’abord une étendue de terre habitée, marquée de signes particuliers, caractéristiques d’un sousensemble déterminé de l’humanité. L’habitat suppose, en effet, un rapport à la terre doué de sens, que distingue tout à la fois la sensibilité de l’homme et la chaleur accueillante du lieu. Cette idée est au coeur de toute colonisation de peuplement, et elle reste vraie pour les territoires aujourd’hui encore colonisés : une terre inhabitée – colonisable – n’est pas une terre sans population, mais une terre sans habitants, c’est-à-dire sans relation fondée en raison entre elle et ceux qui y vivent. Le rapport de colonisation cesse lorsque le colon reconnaît à la relation du colonisé à la terre un sens, lorsqu’il voit dans le colonisé un habitant. L’habitant, c’est celui qui entretient avec la terre une relation tout à la fois rationnelle et sensible. Or, pour en rester à l’exemple algérien, il faut savoir que ni l’ordonnance du 7 mars 1944 qui était censée promouvoir une nouvelle politique ni l’indépendance de l’Algérie n’ont été accompagnées d’une telle reconnaissance. Au plus profond des « consciences », les choses restaient en l’état.

Par conséquent, le pays se déduit du rapport qu’entretiennent les sujets humains que sont les colons à cette chose qu’est devenu le territoire soustrait, selon de multiple modalités, à la mainmise d’un groupe inadapté à la vie harmonieuse avec la terre. La conjonction des sujets humains et de la terre fait le pays, c’est-à-dire un territoire « libéré », une réalité à la fois vivante ou naturelle et symbolique. L’ensemble de ce tableau montre bien qu’une ligne de partage est nettement établie entre les deux grands sous-ensembles peuplant l’Algérie. Définitivement tracée dès avant le dernier quart du XIXe siècle, elle ne sépare pas les Français (dont les indigènes) et les étrangers, mais très précisément ceux qui sont supposés capables d’habiter la terre (les Européens, d’une manière générale, étrangers ou non) et ceux qui en sont jugés incapables (les indigènes).

Le nom donné au pays, cela signifie que le sens, les signes et les symboles qui le recouvrent sont désormais institués, établis. En retour, ces mêmes éléments qui particularisent le pays instituent les colons, et eux seuls, en tant qu’Algériens, c’est-à dire comme une modalité particulière d’être français. Augustin Bernard le notait sans détour, en 1930, dans son livre L’Algérie, publié dans la collection de Gabriel Hanotaux et Alfred Martineau « Histoire des colonies françaises et de l’expansion de la France dans le monde » :
« L’Algérien diffère forcément par quelques traits du Français de la métropole, par suite de l’influence du milieu physique d’une part, de la composition ethnique d’autre part. Mais, grâce à la diffusion de la langue française, véhicule de nos idées, ce peuple algérien qui se forme est véritablement nôtre ; c’est un jeune rameau du vieux tronc gallo-romain. Qu’importe que ce peuple ne soit qu’en partie français par le sang, s’il le demeure par la langue, les idées, les institutions, s’il est marqué de notre empreinte et perpétue notre civilisation. »
Le sens et sa mise en scène symbolique « gallo-romaine » – et donc la raison mise en représentation française – autorise la nomination et du pays et de ses habitants. Il circule et relie la terre à ses habitants. Il circule et relie le corps de la terre à celui des hommes. La terre aménagée par les hommes, et les hommes marqués des signes de cette terre. Il produit la perception forte, chez les colons, d’un pays qui leur appartiendrait, et le sentiment qu’ils sont la communauté authentique du pays. C’est parce qu’ils sont le pays qu’ils ont le pays. Le pays, en ce sens, c’est ce qui relie les habitants entre eux, mais aussi les morts aux vivants, et ceux-ci aux générations à venir. C’est lui qui crée le sentiment d’une même appartenance, dans l’espace et la durée. Dans cette perspective, la proximité de l’indigène, à elle seule, est nécessairement une menace pour cet élément constitutif du pays qu’est le lieu algérien incarnation sur une terre d’une histoire européenne prise dans des formes institutionnelles françaises.

Dans le même temps, le mot indigène renvoie à une population sans nom, présente à un territoire, mais non à un pays. L’indigène est, à la lettre, celui dont on n’accueille pas le nom. L’absence de nom efface et l’existence réelle et le visage de l’indigène. Elle justifie le regard fuyant au passage de l’indigène et interdit qu’on le compte comme un être singulier. Il est là, l’indigène, sans nom et donc sans abri, sur un territoire vidé de sa substance, qui se rétrécit au fur et à mesure que le pays se construit. Un territoire enseveli, englouti, que l’on veut voir disparaître, et dont les restes obstinés demeurent comme une présence d’absence dans le pays. Si le pays, grâce à l’occupant, développe le sentiment de son existence, le sentiment de la vie donc, l’indigène continue d’être sans existence de pays, il est pour ainsi dire, de ce point de vue, du côté de la mort. Mais une mort paradoxale, une vie de mort, comme on dit une vie de chien.

L’image ainsi construite de la vie mêlée à la mort ne nous surprend plus. Elle nous est devenue familière. Au contact du monde, le descendant de l’indigène est aujourd’hui celui qui ouvre les yeux non pas sur la vie mais sur son image d’indigène. Une image qui s’inscrit immédiatement au plus intime de son corps. Le descendant de l’indigène est d’abord celui qui, malgré lui, transporte comme ce qui colle à la peau l’image de l’indigène, c’est-à-dire celle du territoire sans nom et sans lois, la double épaisseur du pays, l’absence du nom enseveli sous le nom, l’absence de lois qui brave la loi. Comme l’indigène, il est une sorte de pli du pays, un faux pli.

* Avec l'autorisation de l'auteur



NOTES
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1. Cette communication a été présentée au colloque « Le trou de mémoire colonial et la société française d’aujourd’hui », organisé par la Ligue des droits de l’Homme, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris, le samedi 7 mai 2005. Elle a été publiée dans le n° 131, juil.-sept. 2005, de la revue Hommes et Libertés, p. 54-55.
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