Israël : Brèche dans la mythologie sioniste et interrogations sur l’identité, par Cinzia Nachira.
29 mai 2006
[ « La longue traînée d’horreur et de misère qui marque le passage de l’histoire humaine et qui aligne sur son passage les Treblinka et les Auschwitz, ce n’est pas aux kibboutzim, militaires ou non, qu’elle mène, mais aux camps de concentration où végète et crève le peuple palestinien spolié et nié par les Israéliens et par les auxiliaires qu’ils trouvent dans le camp arabe. Et s’il faut le dire en un mot : ce n’est pas malgré leur origine que certains Juifs affirment leur solidarité avec les Palestiniens, mais en raison de ces origines et d’une certaine logique qu’ils leur prêtent : logique qui les conduit, presque par définition, dans le camp des opprimés. » ]
Inprecor, Dossier Palestine-Israël, mai 2006.
La société israélienne est un phénomène complexe. Selon l’angle de l’observation, elle apparaît comme un modèle d’efficacité et de cohésion, ou comme un blockhaus dénuée de prises d’air, une prison dans laquelle les Israéliens vivent sans voir d’autre horizon que le mur, qu’ils continuent à construire par eux-mêmes.
Au cours des dernières années, en particulier à la suite du 11 septembre 2001, la propagande israélienne a pu exploiter de manière efficace la régression politique et culturelle générale pour réaffirmer le vieil axe qui structure un mensonge de l’État : les Palestiniens, les Arabes et les musulmans en général nous haïssent en tant que Juifs et veulent nous anéantir ; notre communauté nationale est en danger constant et tous nos actes politiques qui ont marqué notre vie en tant qu’État (pour ne pas reculer jusqu’aux années vingt et trente et se limiter à l’acte de sa naissance officielle), depuis les expulsions des populations palestiniennes en 1947-1949 jusqu’à la construction unilatérale du Mur de séparation, sont justifiés ; toute critique ne vise qu’à soutenir ceux qui veulent nous détruire.
Cet axiome, qui tend à présenter l’entreprise sioniste de construction de l’État d’Israël comme un choix bien défini de l’immense majorité des Juifs du monde, ne correspond pas tout à fait à la réalité. Parce que l’histoire de la colonisation juive en Palestine ne suit nullement une ligne droite.
Ce que nous nous proposons d’aborder ici n’est cependant pas la reconstruction globale des événements qui concernent la Palestine. Nous voulons nous concentrer, pour mieux comprendre sa dynamique interne, sur la brèche ouverte à l’intérieur de la société israélienne par un débat, parfois âpre, douloureux et violent, qui à partir des années quatre-vingt du vingtième siècle a mis en cause l’axiome du grand mensonge de l’État. Le fait que ce débat ait explosé à la face du monde à cet instant historique, n’est pas fortuit. Entre l’agression du Liban en 1982 et l’éclatement de la première Intifada en décembre 1987 sommet de la lutte de libération palestinienne la société israélienne retrouve sa propre image dans un miroir soudainement dévoilé.
Il ne s’agit pas d’un phénomène qui est apparu brusquement, à l’improviste. Toutes les guerres menées par Israël ont été des guerres d’agression. Toutes les guerres d’Israël ont conduit à de nouvelles expulsions et à des violences répétées infligées aux Palestiniens. Alors pourquoi c’est à ce moment là que les Israéliens ont commencé à se percevoir eux mêmes, même si cette perception a été loin de devenir hégémonique, comme des agresseurs ?
Il est évidemment impossible de répondre de manière univoque à cette question. Car de nombreux facteurs y ont contribué.
Le choc qui bouleverse les mythes
L’invasion du Liban fut significative. Contrairement aux autres guerres, celle-ci ne pouvait être justifiée au nom de la « défense ». Les massacres accomplis en un peu plus de trois mois et en étalant tous les moyens militaires disponibles, y compris l’emploi d’armes non conventionnelles, telles les bombes à fragmentation, provoquant la mort des milliers de Libanais et de Palestiniens, ne pouvaient pas être « justifiés ». Encore moins « justifiables » et compréhensibles furent les massacres de Sabra et Chatila, qui en un peu plus de 48 heures du 16 au 18 septembre 1982 ont provoqué la mort d’un nombre toujours inconnu (les estimations, officielles et non officielles, évaluent le nombre d’assassinés entre 3 000 et 5 000) de civils désarmés, privés de toute protection après l’acceptation par Yasser Arafat de l’évacuation de ses militants armés et le retrait des troupes du contingent international.
Ces massacres ont marqué un tournant important aussi bien à l’intérieur d’Israël que dans l’opinion publique mondiale. Les maisons rasées au sol, les voies poussiéreuses des campagnes débordantes de cadavres, surtout des cadavres de femmes, de vieux et d’enfants ; les récits des témoins et des survivants, tels ceux des médecins des agences internationales, empêchés d’entrer au cours de ces terribles 48 heures, et racontant comment les phalangistes libanais étaient pour leur part autorisés à le faire pour effectuer le sale boulot pour le compte de l’armée israélienne, alors que cette dernière jouait un rôle actif en éclairant de nuit les environs pour empêcher les fuites des victimes et l’entrée des secours et en nourrissant la soldatesque lors des pauses dans le carnage. Tout cela a contribué à faire sauter au sein de la population israélienne un axiome considéré jusque là comme acquis : celui d’une armée de « défense ».
De plus l’invasion libanaise a provoqué dans l’armée israélienne un nombre de pertes bien plus élevé que les phases précédentes de la guerre. Au sein de la société israélienne tout cela à conduit à se poser la question : pourquoi ?
Les manifestations massives qui suivirent en Israël la « découverte » des massacres de Sabra et Chatila ébréchèrent la prétention qu’il s’agit d’une société dotée d’une cohésion à toute épreuve. Pour tenter de limiter les dommages, le gouvernement israélien a été forcé de mettre sur pied une commission d’enquête interne la commission Kahane qui a non seulement incriminé la responsabilité directe d’Ariel Sharon, alors général commandant les troupes au Liban, organisateur et réalisateur des massacres, mais a aussi reconnu la responsabilité d’Israël dans la guerre civile libanaise.
Ces manifestations n’étaient pas l’effet du réveil à la suite d’un sommeil comateux. Elles étaient le fruit de décennies de questions posées et restées sans réponses. Les petits groupes dissidents qui durant des décennies, mais surtout après 1967, avaient commencé à s’opposer à la politique de leur gouvernement ont été à cet instant récompensés de leurs longues années d’efforts et de l’ostracisme qu’ils subissaient à tous les niveaux. « C’était gagné ! Nous avions réussi à mettre en marche un mouvement de masse contre la guerre, qui irait en s’amplifiant. Pour la première fois, Israël menait une guerre sans le consensus et la traversée du désert était définitivement derrière nous. » [1] La sensation était claire : s’en était fini de l’Union sacrée, de ce consentement unanime qui étouffe toute divergence et même toute tentative d’insinuer un doute. Ce qui a émergé au cours des ces mois de 1982 c’était quelque chose qu’il était heureusement très difficile d’étouffer à nouveau.
Histoire dépouillée des mythes
Israël a toujours été présenté comme un cas anormal de colonisation. D’une part en exploitant le vieux mythe selon lequel l’expulsion des Palestiniens aurait été le fruit d’une opération bien agencée des pays arabes au cours de la première guerre contre Israël, déclarée le 15 mai 1948. De l’autre, en réaménageant le rapport à sa propre mémoire historique, en fonction du projet de la colonisation.
A ce moment-là pourtant, trois entités se sont trouvé dépouillées de leur aura mythique après des décennies de manipulation : les organisations sionistes qui avaient précédé la construction de l’État d’Israël et leur rôle au cours de la période la plus dramatique de l’histoire des Juifs européens, au cours des années du génocide ; le Yishuv, c’est à dire la communauté juive en Palestine avant 1948 ; et enfin la diaspora. Les intersections de ces trois relectures ont permis de récupérer une histoire qui n’avait pas été reconnue.
Au cours des années soixante et avant la guerre de 1967 quelques auteurs juifs, en premier lieu européens, cherchèrent déjà à se réapproprier la mémoire et le droit de la raconter. Une des tentatives les plus efficace fut sans nul doute celle de Hannah Arendt, qui avec son livre « Eichmann à Jérousalem, Rapport sur la banalité du mal » [2] ouvre une première réflexion sur le rôle des communautés juives européennes dans le rapport ambigu avec les nazis. Mais l’oeuvre d’Arendt n’a pas seulement cette caractéristique. Son autre grand mérite est de replacer la figure du « bureaucrate de l’extermination », identifié à Adolf Eichmann, dans un cadre rationnel, faisant comprendre ainsi que l’exception n’existe pas. Bien après, en été 2002, deux réalisateurs, Eyal Sivan et Michel Khleifi [3], en partant de la grille de lecture offerte par Arendt, ont reconstruit d’une manière inédite le conflit dans un film de plus de quatre heures, que Khleifi a défini comme « une séance de thérapie collective ».
La première phase de la guerre entre 1947 et 1949 a produit le plus grand nombre de Palestiniens expulsés de leurs maisons (même dans ce cas les estimations varient selon les sources, mais toutes oscillent entre 800 000 et 1 000 000 de personnes). Elle est pourtant insérée dans la longue successions de ce qui fut appelé les « guerres justes ». « Guerre juste », parce que la culpabilité collective en Europe, au lendemain de la « découverte » du Génocide de la partie de la population européenne d’origine juive, conduit à considérer le partage de la Palestine en novembre 1947 et la création de l’État juif comme une « indemnisation ». Peu nombreux sont alors ceux qui ne serait-ce que soulèvent la question d’une quelconque responsabilité des Palestiniens et des Arabes en général dans la planification de cette extermination. Pourtant les Juifs qui vivaient dans le monde arabe avaient pour leur part une toute autre histoire à raconter : une histoire de cohabitation [4].
« L’indemnisation européenne » a offert, et ce n’est pas un hasard, aux rescapés de l’enfer nazi-fasciste un foyer sur une terre qui n’appartenait nullement aux impérialismes européens, mais que ces derniers avaient tenté d’investir depuis des centaines d’années avec une grande énergie.
Rescapés du Génocide et sionisme
C’est dans ce cadre-là que les rescapés sont utilisés comme un moyen du projet colonial celui du sionisme qui en tant que tel n’était pas le leur.
Parmi ceux qui avaient expérimenté les persécutions et l’extermination, mais aussi la possibilité de survie grâce aux Européens opposés au nazisme et au fascisme, beaucoup n’espéraient pas un « retour sur la Terre promise », mais souhaitaient au contraire revoir leur maison dans leur ville de Paris, de Rome, de Berlin, de Vienne etc. Ce sentiment, prédominant chez les rescapés, ne fut pas reconnu et fut simplement ignoré. Ils ne se sentaient pas être les « pionniers » de la construction du soi-disant « nouveau Juif », mais porteurs d’une histoire, d’un passé qu’ils n’entendaient sûrement pas effacer, mais auquel ils ne voulaient pas non plus sacrifier leur avenir. Même pas, surtout pas, au nom des victimes du Génocide. Il n’y a pas un cas où l’étude des mémoires des Juifs européens de l’immédiat après-guerre indique un quelconque rapport avec le projet étatique sioniste.
Dans cette réaction on relève non seulement le poids imposant, à juste titre, de l’expérience terrifiante venant d’être vécue, mais aussi un détachement face à la perspective du « retour » en Palestine. Dans les oeuvres d’un protagoniste de tout premier plan, comme Primo Levi, émerge clairement que la première nécessité à laquelle était confronté le survivant de cette période indicible était de s’interroger en tant qu’Européen, avant même que de le faire en tant que victime et en tant que Juif. Cela apparaît parfaitement non seulement dans ses oeuvres d’analyse directe et de témoignage, comme Si c’est un homme [5] et La trêve [6], mais même et peut-être surtout dans des oeuvres comme Le système périodique [7] et dans le roman Maintenant ou jamais [8].
Le débat entre les Juifs européens est alors essentiel et ceux qui ont des doutes ont été sans trop de délicatesse accusés de trahison. « Mais, me lance-t-on fréquemment, vos enfants seront-ils Juifs ? A quoi il me vient l’envie de répondre : laissez donc mes enfants et les vôtres suivre leur pente. Nous sommes Juifs, et je le suis, non pas comme porteurs d’un quelconque message ou d’une culture, mais comme porteurs d’un passé. Un juif est un homme qui garde en lui une histoire de Juif ; une histoire qu’il a vécue et qu’il n’a pas dû apprendre dans les livres ou dans les sermons. Le vécu des nos enfants, que vous voulez enfermer dans l’histoire juive, dans le passé juif, pourquoi ne serait-il pas celui de garçons et des filles qui, libérés des spectres d’hier, désirent une liberté exprimée en termes d’aujourd’hui. Le malheur de leurs parents et la « culture juive », c’est une des nombreuses teintes qui composent leur visage. Pourquoi faudrait-il braquer sur eux les lumières aveuglantes qui reflètent les incendies d’hier ? Oui, d’hier » (souligné dans l’original) [9]
Ces mots de Marcel Liebman, Juif belge, échappé au Génocide dans lequel il a perdu son frère aîné Henri, sont révélateurs de la contradiction mentionnée. A celle-ci il faut ajouter un troisième morceau de la mosaïque : le Yishuv [10].
Jeu 1 Juin - 14:01 par mihou