Travail d'esclave et surexploitation
Verónica Gago *
Après l’écroulement économique qu’a connu l’Argentine au début des années 2000, la presse économique ne manque pas d’insister, à partir d’indices macro-économiques, sur la «relance» de l’économie, sur les prouesses des exportations. Beaucoup plus rares sont les descriptions ou les analyses qui se centrent sur l’extension des formes de précarisation et de surexploitation. Certes, il est aisé d’affirmer que le niveau d’activité économique en 2005 a été de 5,8% supérieur à celui de 1998, année où commence à se déclencher la crise. Par contre, la part des revenus populaires dans le produit intérieur brut, selon les calculs effectués par la CTA (Centrale des travailleurs d’Argentine) sur la base des données officielles, se situe 5 points en dessous du niveau atteint en 2001 ! Les 1000 entreprises les plus importantes d’Argentine ne regroupent que 10% des travailleurs enregistrés, c’est-à-dire de ceux qui ne sont pas précarisés. La formule «travail d’esclave » a pris son essor dans les médias, lors de la «découverte», début 2006, de nombreux ateliers clandestins «utilisant» des travailleuses et travailleurs boliviens.
L’article publié ci-dessous illustre combien la crise du capitalisme argentin s’est traduite par une hausse massive de l’exploitation, cela dans un contexte de concurrence internationalisée entre salarié·e·s. – Réd.
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Ce n'est pas uniquement dans le secteur textile que le travail se caractérise par son aspect informel et une production payée à la pièce ou à la tâche. De même, dans les emplois dans le commerce de détail, les supermarchés, les centres d’appel et de démarcharge par téléphone ainsi que dans la construction existe ce type de «rapport salarial». Il est aussi en vigueur dans les grandes et moyennes entreprises qui utilisent des travailleurs temporaires ou sous-traitent des activités. On trouve également des situations de ce genre dans la filière du conditionnement du poisson et dans certains segments du travail agricole, comme la récolte de fruits au sud et au nord du pays, et la récolte de canne à sucre dans la province de Tucumán. Et il convient encore d'ajouter les sous-traitances qu'organise le secteur public pour les tâches de nettoyage et d'entretien. Ce paysage des rapports de travail met en évidence une tendance qui est en train de se généraliser : celle de la surexploitation du travail. Il ne s'agit plus de l'idée à consonance morale du "travail d'esclave", popularisée à propos des ateliers de textile employant des Boliviens, mais d'une réalité beaucoup plus étendue, et qui est à la racine des gains extraordinaires entraînés par cette surexploitation.
Aujourd'hui, en Argentine, plus de 39% de la main-d'œuvre occupée travaille en moyenne 12 heures par jour. Outre l'extension de l'horaire de travail, les emplois soumis à surexploitation sont caractérisés par une «précarisation contractuelle» – en réalité, ledit travail au noir – et par des salaires extrêmement fluctuants qui se situent souvent au-dessous du minimum légal. Les conditions de travail - aussi bien en ce qui concerne le milieu ambiant de travail que les conditions sanitaires qui y règnent - sont souvent à haut risque. Cela se traduit par une augmentation rapide des accidents de travail. Le taux élevé de chômage et un modèle centré sur l'exportation utilisant le moins de main-d'œuvre possible constituent l'autre volet de cette surexploitation qui, dans les pays périphériques, constitue «un avantage comparatif» pour les entreprises. Plus que du «travail d'esclave», ce que l'on constate sur le marché du travail argentin est une forme organisationnelle et productive du travail précaire pour de vastes secteurs, ayant pour conséquence une main-d'œuvre toujours plus segmentée et hiérarchisée.
Ce phénomène n'est pas seulement local. Etant donné la concurrence internationale féroce à laquelle est soumise la production, la surexploitation du travail devient une exigence croissante bien au-delà d'un îlot isolé ou de quelques branches ou espaces géographiques exceptionnels tels que les régions frontalières [allusion à la zone frontière Mexique-Etat-Unis, etc.]. La surexploitation se nourrit des niveaux élevés de flexibilisation du travail et de la possibilité d'employer des travailleurs et travailleuses temporaires. Ces caractéristiques permettent d'augmenter la productivité du travail et en même temps de payer ce dernier de moins en moins par rapport à ce qu'il produit. Dans le sillage des processus de privatisation, de sous-traitance et de désindustrialisation, un certain type de régulation étatique et institutionnelle soutient cette reconfiguration du monde du travail ; reconfiguration que les instances étatiques sont incapables de contrôler.
Héctor Palomino, directeur des Etudes sur les relations de travail au Ministère du travail, considère que durant les années 1990 la politique étatique d'inspection a été désarticulée. Même s'il existe maintenant une «politique d'Etat pour régulariser le travail», il signale que l'un des problèmes, surtout dans le secteur de la confection et de l'industrie textile, est dû au fait qu'une grande partie des travailleurs se trouve dans des établissements de moins de 5 salarié·e·s, établissements qui sont «invisibles» à l'inspection. Lorsqu'il s'agit de quantifier ce glissement vers des formes de travail informelles, les chiffres ne constituent donc que des «approximations indirectes».
Des extrêmes
C'est dans l'industrie textile qu'apparaissent les traits les plus extrêmes de ces conditions. Mais dans l'industrie du poisson, la paie est misérable pour des horaires quotidiens pouvant atteindre 16 heures par jour, avec des emplois au noir, sans couverture médicale ni de prévoyance sociale.
Mais la situation est également précaire dans des domaines très modernes comme les cabines dans lesquelles des dizaines de jeunes travaillent comme téléopérateurs d'entreprises sous-traitantes, utilisées par des transnationales. Ce qui caractérise ces tâches, davantage que l'extension des horaires, c'est l'intensification du travail et son niveau très élevé de rotation, comme paradigme de la surexploitation.
Dans les régions agricoles, de leur côté, la flexibilisation du travail est introduite de manière hiérarchique : il existe une différentiation croissante entre un groupe réduit de travailleurs stables, qualifiés et mieux rétribués, et un grand nombre de travailleurs et travailleuses occasionnels, moins qualifiés et moins payés, en situation de précarisation sociale.
Selon Claudio Lozano (économiste de la CTA – Centrale des travailleurs d’Argentine), la surexploitation que l'on constate sur l'ensemble du marché du travail découle de deux facteurs clés: un taux de chômage de 14,1% (compte tenu des plans sociaux) et des revenus moyens bas. Le salaire mensuel moyen est de 722 pesos [286 francs suisses] pour les travailleurs ayant un emploi, alors qu'à fin 2005 on estimait que la limite de la pauvreté se situait déjà aux alentours de 860 pesos [341 francs]. «Cette situation entraîne une disponibilité élevée de la force de travail qui impose des limites au salaire moyen, dont l'augmentation se situe bien en dessous de celle du PIB. C'est ce degré élevé de disponibilité de la force de travail qui pèse sur les conditions de l'emploi, permettant ainsi des situations de surexploitation. Le niveau élevé de chômage affecte l'ensemble des secteurs du marché du travail: personne n'échappe à la peur d'aller grossir les rangs de l'armée des chômeurs.»
Découpés en tranches
Les 39% de personnes ayant un emploi travaillent en moyenne 12 heures par jour. Un des cas emblématiques est celui de la filière du conditionnement du poisson, qui occupe 4500 travailleurs précaires dans la seule industrie de Mar del Plata. Tous les jours à minuit, des centaines de personnes se rendent devant les entreprises pour tenter de décrocher un petit boulot: cela signifie que jusqu'à l'arrivée de la cargaison de poisson, ils ne savent pas s'ils seront embauchés pour la journée. Contrairement aux travailleurs regroupés dans des coopératives (qui est une autre forme de sous-traitance), ils doivent chaque jour essayer d'obtenir un «boulot». Le travail commence à 2 ou 3 heures du matin et dure entre 12 et 16 heures. Chaque travailleur doit fournir tout ce qui est nécessaire pour effectuer le travail (vêtements blancs, bottes, couteaux, planches, etc.). Ce n'est qu'à la fin de la journée qu'il saura combien ce «petit boulot» lui rapportera. En effet, le montant dépend de facteurs tels que le nombre de kilos de poisson découpés, la taille et la qualité du poisson. Actuellement, la journée est payée entre 40 et 70 pesos [entre 16 et 28 francs].
Les invisibles
Il est difficile d'évaluer la situation dans les emplois ruraux et agroindustriels, en particulier dans le secteur de l'exportation de fruits frais et de leurs dérivés. La chercheuse Monica Bendini, du Groupe d'Etudes sociales agraires de l'Université del Comahue [qui a deux bases régionales, l’une dans la province de Neuquén et l’autre dans celle de Rio Negro], a déclaré dans un entretien que la fruiticulture pratiquée à Rio Negro et Neuquén se caractérise par «diverses modalités de sous-traitance qui exercent une influence sur les rapports de travail et sur la persistance de travail non déclaré». Selon les estimations syndicales, le travail au noir oscille entre 25 et 35%, selon la zone et le type d'unité productive. Dans la province de Mendoza, où la production de fruits atteint des chiffres record, une analyse patronale publiée sur une page web met en évidence une tendance qui n'apparaît pas encore dans les statistiques. En effet, le secteur privé y transmet au gouvernement provincial sa préoccupation que la décision d'avancer le début des classes «ne restreigne la présence, dans les plantations, de beaucoup de mères qui seront prises par le rythme scolaire avec leurs enfants, plus tôt que prévu». Bendini souligne ainsi une autre modalité de la flexibilisation: «La féminisation du travail dans les cultures».
Dim 28 Mai - 18:38 par Tite Prout