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 La corruption, indissociable du fonctionnement de l'élite

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mihou
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mihou


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19052006
MessageLa corruption, indissociable du fonctionnement de l'élite

Courrier international, no. 690
France, jeudi 22 janvier 2004, p. 13

JUSTICE
La corruption, indissociable du fonctionnement de l'élite

Tim King
Prospect (Londres)

La fin de la grande époque des juges anticorruption, symbolisée par la démission d'Eva Joly, ne marque pas l'arrêt des malversations, car le rapport ambigu à l'argent et à l'impunité font partie de la culture hexagonale.

Il faut un sacré courage pour lutter contre la corruption en France. Eva Joly, la magistrate la plus connue du pays, a vécu pendant six ans sous protection policière 24 heures sur 24. Six années durant lesquelles elle savait pertinemment qu'on la faisait suivre en attendant l'occasion de la tuer. Mme Joly n'enquêtait pas sur les barons de la drogue colombiens ou sur des réseaux mafieux. Elle enquêtait sur la corruption parmi les politiques, les avocats et les patrons français.

La corruption est le plus souvent un délit commis par les élites, par ceux qui ont accès à l'argent et au pouvoir. Depuis le milieu des années 80, la France a été régulièrement secouée par des scandales impliquant des personnalités de plus en plus haut placées. Sans être condamnés, des hommes tels que Jacques Chirac, Alain Juppé, Roland Dumas et François Mitterrand ont été éclaboussés.

Eva Joly a atteint le faîte de sa popularité en 1996. A cette date, elle avait envoyé sous les verrous certains des plus grands noms de la politique et de l'économie françaises. Pendant un certain temps, la presse s'est épris d'elle, et le pays tout entier l'a suivie. Et puis elle a visé trop haut. En ouvrant ce qui devait devenir le dossier le plus important et le plus complexe, l'enquête Elf, elle a découvert que d'énormes pots-de-vin étaient versés afin de décrocher des contrats auprès de certains chefs d'Etat africains. Les pratiques commerciales d'Elf ont aussi rapproché Mme Joly de la France : certains des pots-de-vin versés par Elf en 1992, en vue de l'achat et de la construction d'une raffinerie à Leuna, en Allemagne de l'Est, étaient semble-t-il destinés à la CDU du chancelier Kohl. Mitterrand, en apprenant que Kohl chutait dans les sondages, aurait ordonné à Elf de verser l'équivalent de 15 millions de dollars dans ses fonds de campagne. Pour le gouvernement français, c'en était trop : Eva Joly a été dessaisie du dossier, et le sujet classé secret défense.

La cote de la juge a également commencé à baisser dans l'opinion. En janvier 1998, elle met en examen Roland Dumas, le président du Conseil constitutionnel, cinquième personnage de la République. Le pays retient alors son souffle, mais éprouve un certain malaise. Est-il normal que l'avocat en exercice le plus âgé de France (il a alors 75 ans) subisse une telle indignité, et ce de la part d'une femme, étrangère de surcroît ? Une partie de la presse se retourne contre elle. A moins qu'elle n'ait été retournée... Car, enfin, Mme Joly et ses collègues s'en prenaient désormais à des gens pouvant user de leur influence au plus haut niveau.

A tort ou à raison, la presse a joué un rôle fondamental dans la perception de la corruption par l'opinion. Jusqu'au milieu des années 80, il existait une complicité tacite entre les journalistes et les élus. Peu à peu, certains ont commencé à rompre le silence. En 1983, Pierre Péan a révélé les relations malsaines entre Paris et l'Afrique de l'Ouest. En 1985, l'attentat contre le Rainbow Warrior, perpétré par des agents français, a fait grand bruit. Mais, tant qu'ils se tenaient à une distance respectueuse du président Mitterrand et de sa famille, en particulier illégitime, les jeunes journalistes étaient tolérés. Puis les magistrats et les journalistes ont commencé à avoir des intérêts communs, et leur idéalisme a donné tout son élan à la cause de la lutte anticorruption. Les articles sur la corruption faisaient vendre les journaux ; les magistrats étaient portés par la célébrité.

Juges et journalistes, un couple en crise

Puis le climat a commencé à changer. Certains magistrats se sont laissés aller à leurs passions et à leurs préjugés politiques. Et certains journalistes, irrités par les lenteurs de la machine judiciaire, ont commencé à anticiper les coups des magistrats. Ils mettaient en manchette une perquisition avant qu'elle n'ait eu lieu, ce qui donnait aux suspects le temps de détruire les preuves. Les enquêtes devenaient des événements médiatiques. Peu à peu, les juges se sont montrés moins coopératifs, si bien que certains journalistes les ont soumis à un chantage, menaçant de publier leurs erreurs ou de dévoiler des informations privilégiées aux avocats de la défense.

D'autre part, "des hommes d'affaires, dont certains avaient déjà été montrés du doigt pour corruption, ont investi dans les médias, sachant qu'aucun journaliste ne publierait d'informations diffamatoires à propos de l'un des actionnaires majoritaires du groupe", m'a expliqué Antoine Gaudino [l'un des deux policiers marseillais qui ont enquêté sur l'affaire Urba, celle du financement occulte du Parti socialiste, dans les années 80]. Des articles ont commencé à défendre les pauvres hommes d'affaires qui se trouvent dans le collimateur de la justice, tout en attaquant les magistrats peu patriotes (certaines publications ont cependant poursuivi leurs enquêtes, malgré le changement d'actionnariat).

La corruption existe dans tous les pays, qu'ils soient riches ou pauvres. Cela étant, selon l'écrivain Edmonde Charles-Roux, "les peuples méditerranéens ont une conception de l'honnêteté qui leur est propre". Ainsi, en France, la corruption présente certaines caractéristiques qu'on ne retrouve pas en Grande-Bretagne.

Premièrement, l'attitude vis-à-vis de l'argent. Les Britanniques perçoivent l'argent avant tout comme un outil - une perception qu'on a qualifiée de protestante. De ce point de vue, l'argent n'est pas mauvais en soi : il y a le bon argent, fruit d'un travail honnête, et le mauvais argent, gagné par des moyens malhonnêtes. Pour les Français, peuple catholique, l'argent relève du péché. Et, l'argent étant indispensable, la corruption, qui consiste à abuser d'une chose déjà coupable en soi, n'a guère d'importance.

Sur cette conception catholique vient se greffer le rejet républicain de toute la tradition catholique. Dans la logique républicaine, le terme de "moralité" rappelle l'Eglise. S'en prendre à l'immoralité d'un politique revient à sortir des limites autorisées, en mélangeant l'Eglise et l'Etat. Le républicanisme a aussi conduit à la conviction que l'Etat paierait toujours la facture. Résultat : la France a une conception de l'argent assez confuse, marquée par la suspicion et la réticence dès qu'il s'agit d'en parler.

La deuxième différence fondamentale concerne l'attitude des Français vis-à-vis de la classe politique. En France, la politique est un art du paraître*. Les Français ne condamnent pas les actes immoraux de leurs dirigeants du moment qu'ils sont commis au service de l'intérêt général. Lors de l'un de ses procès, l'ancien ministre Bernard Tapie a reconnu avoir fait un faux témoignage. "Mais j'ai menti de bonne foi", a-t-il précisé.

En 2003, la France a connu deux procès pour corruption très médiatisés, l'un impliquant Elf et l'autre l'ancien RPR. Serait-ce donc la preuve que le pays souhaite véritablement se débarrasser de ce mal ? Malheureusement, c'est loin d'être aussi clair.

Le procès Elf a concerné l'un des plus grands détournements d'argent public au monde. Quelque 400 millions d'euros auraient tout simplement disparu. Le président du tribunal s'est concentré sur les trois principaux accusés (sur un total de trente-sept) et, en demandant systématiquement à chacun ce qu'il pensait du témoignage des deux autres, il a donné l'impression qu'il espérait qu'ils finiraient par se condamner mutuellement. Les versions des trois hommes ne concordaient évidemment pas : ils se sont donc disputés. Mais n'était-ce pas là un écran de fumée délibéré ? Tandis que des sommes colossales étaient citées, allant et venant dans les interventions jusqu'à ce que le président lui-même s'avoue perdu, la question majeure, elle, a été enterrée. A qui avait profité tout cet argent ?

La poussée des extrêmes ne change pas les mentalités

L'autre grande affaire de l'année dernière a impliqué l'ancien Premier ministre Alain Juppé. Personne ne nie l'existence d'un système de détournement des fonds publics afin de payer le personnel du parti de Jacques Chirac, dont Juppé était l'adjoint. De nombreux témoins ont affirmé que tout le monde était au courant. Juppé, lui, stoïque, a maintenu qu'il n'en avait jamais entendu parler. Les juges devraient rendre leur verdict le 30 janvier. Il est donc difficile de dire quel témoignage ils vont croire, mais le fait que le procureur n'ait réclamé qu'une peine avec sursis en dit long sur la vision qu'a la justice de la corruption des élites.

Cette dernière continuera de prospérer parce que la nature de la société française et, en particulier, la structure du système judiciaire et de la presse permettent aux gens de s'en tirer. La corruption touche essentiellement le secteur public, dont les actionnaires manifestent une indifférence souveraine du moment que le groupe dans son ensemble se porte apparemment bien.

Par ailleurs, l'élite française jouit d'une cohésion unique, forgée dans les célèbres (mais minuscules) grandes écoles, qui vous permettront ultérieurement de faire allégrement l'aller-retour entre un cabinet ministériel et la direction d'une multinationale. Cette impénétrabilité de l'élite, qu'illustrent de façon si frappante les procès pour corruption, explique en partie l'ascension de forces politiques extraparlementaires et anti-establishment en France. Cela ne suffit pourtant pas à pousser l'élite française au changement.

"C'est la France, Madame !" a ri l'avocat alors qu'Eva Joly découvrait les affaires avec horreur. "Vous vouliez changer la France ! C'est impossible." Son rire était contagieux, et elle a ri elle aussi. Aux larmes.

* En français dans le texte.


Encadré(s) :

Morale

Courrier international

"Faveurs françaises", titre Prospect à la une de son dernier numéro."La corruption affaiblit la France", estime l'hebdomadaire britannique, parce qu'elle entame le crédit moral du pays vis-à-vis du monde, que ce soit quand Chirac s'oppose à la guerre en Irak ou quand la France participe à la réforme des marchés publics en Europe. Aujourd'hui, ajoute Prospect, "le mépris de la loi est devenu une habitude nationale".
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