Courrier international, no. 726
Portrait, jeudi 30 septembre 2004, p. 44
AHMED SANUSSI, ALIAS BZIZ
L'artiste le plus censuré du Maroc
Ignacio Cembrero
El País (Madrid)
La grande majorité des Marocains ne connaissent pas son visage. Pourtant, c'est le comique le plus populaire du pays. Ses cassettes circulent sous le manteau mais lui reste interdit de télévision. Ahmed Sanussi, c'est son vrai nom, est né près d'El Jadida, à 120 kilomètres au sud de Casablanca, "dans une famille riche de ses valeurs humaines mais aux poches vides". Jeune homme, il rêve de devenir avocat, mais son talent de conteur l'amène à entrer dans un centre d'art dramatique. Il poursuit ses études à Paris, dans la célèbre école de théâtre de Jacques Lecoq. C'est dans les années 70 qu'il donne ses premières représentations, en duo avec un autre imitateur, dont il se sépare lorsqu'il décide de politiser son humour et qu'apparaissent les premiers signes de censure. Il publiera également La Huppe, une revue satirique qui lui vaudra de nombreuses convocations au commissariat, avant d'être finalement interdite. Enfin, il collabore à Demain et à Doumane, les hebdomadaires d'Ali Lmrabet, avant que ce dernier ne soit condamné pour outrage au roi. A 49 ans, Bziz a "toujours les poches vides, mais la tête pleine d'idées, parce que la réalité marocaine est une source d'inspiration inépuisable".
Dans son quartier, à Rabat, quiconque, islamiste ou de gauche, le croise dans la rue s'arrête pour le saluer et tailler une bavette. Ahmed Sanussi, que l'on surnomme Bziz, est le seul homme capable de réunir dans une même salle des individus de tous les bords politiques et de les faire rire ensemble.
Tout le Maroc connaît Bziz, ou plutôt sa voix. On peut écouter ses blagues, ses imitations, ses jeux de mots, ses chansons satiriques sur des cassettes que distribuent les vendeurs ambulants. Les Marocains se répètent ses bons mots en riant. Ils sont cependant peu nombreux à connaître le visage de ce comique si populaire. Et pour cause, cela fait quinze ans qu'on ne l'a pas vu à la télévision. Ahmed Sanussi a disparu du petit écran après avoir osé franchir la ligne rouge qui protège le makhzen, l'entourage du roi du Maroc. Sur scène, il a parodié Driss Basri, alors tout-puissant ministre de l'Intérieur de Hassan II. Il a laissé entendre que celui-ci avait truqué des élections dans les années 1980, accusation que portent aujourd'hui tous les partis politiques.
Basri a alors décrété que Bziz représentait une menace pour l'ordre public. Le champ d'action du comique s'est réduit de façon drastique. Il a été déclaré indésirable à la radio, publique comme privée, et a eu de plus en plus de difficulté à trouver un théâtre qui accepte de l'accueillir. "Parfois, ils nous disaient au dernier moment qu'on n'avait pas rempli une formalité pour la location de la salle, ou que celle-ci ne répondait pas à toutes les normes de sécurité, même si un spectacle y avait été présenté deux jours avant", se souvient Sanussi. "C'est l'artiste le plus censuré du Maroc", a affirmé dans un rapport l'organisation américaine de défense des droits de l'homme Human Rights Watch. Au Maroc, les associations de défense des droits de l'homme lui ont apporté leur soutien, et même le prudent Tahar Ben Jelloun, le plus connu des écrivains marocains, a pris la plume pour le défendre. En vain. Bziz, dont le surnom désigne en arabe dialectal un insecte nocturne importun, reste un paria. Seuls des locaux syndicaux ou des petites scènes universitaires l'accueillent de temps à autre. Il est également invité par des communautés d'immigrés marocains en Europe et au Canada. Ce n'est que là que Bziz peut se lâcher. Il parodie les journaux télévisés progouvernementaux, fait de l'humour sur la corruption, se déchaîne sur le labyrinthe de l'administration marocaine, où se perd le citoyen, ou évoque les dernières élections législatives, "les premières à avoir été truquées dans la transparence et l'honnêteté".
Il entonne ensuite un chant patriotique, dont il change les paroles originales, "Maghreb una, watani una" ("Notre Maroc, notre patrie"), en "Maghreb ONA, watani ONA". Le public applaudit à tout rompre : l'Omnium nord-africain, première entreprise marocaine, appartient à la famille royale. Sanussi est aussi à l'origine du surnom "Majeski", attribué à Sa Majesté Mohammed VI, grand amateur de ski et de jet-ski.
Aujourd'hui, après la soudaine embellie des relations hispano-marocaines inaugurée par l'arrivée au pouvoir de José Luis Rodríguez Zapatero, Bziz a mis son répertoire au goût du jour. "Les autorités marocaines, plaisante-t-il, ne sont pas en mesure d'en finir avec les pateras [embarcations qu'utilisent les clandestins marocains pour franchir le détroit de Gibraltar et gagner l'Espagne], mais en l'honneur de Zapatero elles seront rebaptisées zapateras." José María Aznar, l'ancien Premier ministre espagnol, n'a pas été épargné par les flèches de Bziz. "Vous savez pourquoi il a envahi l'îlot du Persil [en 2002, les Marocains ont brièvement occupé l'îlot du Persil, qu'ils revendiquent ; le gouvernement Aznar a envoyé des troupes pour reprendre le contrôle de ce territoire] ?" demande-t-il à son auditoire. "Parce qu'il voulait se préparer à la recherche d'ADM (armes de destruction massive) en Irak. Mais ç'a été un vrai fiasco : au Maroc, il n'y a que du HBQ. Qu'est-ce que c'est, le HBQ marocain ? Voyons ! Du haschich de bonne qualité !" Le Maroc en est le premier fournisseur en Europe.
Si Basri a été destitué par Mohammed VI à l'automne 1999, Bziz continue à être censuré, hormis une brève apparition sur le petit écran lors d'une émission destinée à collecter des fonds pour des associations caritatives. "J'ai encore été interdit à Oued Zem il y a un mois", nous indique l'humoriste. "Le pacha (le représentant local du ministère de l'Intérieur) m'a dit lui-même que j'étais persona non grata dans son village." La répression dont Bziz fait l'objet va parfois étonnamment loin. En mars 2003, la chaîne satellitaire arabe Al Jazira n'a pas été autorisée à diffuser un reportage tourné à Rabat sur une manifestation contre la guerre en Irak où l'humoriste s'exprimait.
"Pour moi, la prétendue grande libéralisation que nous vivons au Maroc n'a rien changé, affirme Sanussi. Pour le Mondial 2010, le Maroc a fait faire des maquettes de stades et d'infrastructures, mais ils ne seront jamais construits puisque nous n'avons pas été choisis. C'est la même chose pour le reste : on montre aux étrangers de passage des maquettes de la liberté d'expression, d'association, etc., qui n'en finissent plus d'être mises en place", déclare-t-il, cette fois avec sérieux. "Puisque je ne peux pas faire mon métier, tout ce qu'il me reste à faire, c'est de brûler mes instruments de musique." Et, joignant le geste à la parole, il met le feu à sa guitare sous les yeux du photographe stupéfait.
Encadré(s) :
Presse satirique interdite
Courrier international
Bziz a longtemps collaboré à Doumane, l'hebdomadaire satirique arabophone créé par le journaliste Ali Lmrabet. Doumane et Demain Magazine, sa version francophone, ont été interdits en mai 2003, lorsque Ali Lmrabet a été condamné à quatre ans de prison pour "outrage à la personne du roi".
Biographie
Courrier international
1955
Naissance d'Ahmed Sanussi à El Jadida.
1983
Sortie de l'hebdomadaire La Huppe.
1988
Interdit de télévision au Maroc.
1991
Création de Noces de chacal.