L'Actualité, no. Vol: 30 No: 16
15 octobre 2005, p. 82
Musique
Aucune maison de disques au Québec ne voulait de lui. Trop noir pour notre blanc pays, avait déclaré un producteur. Trois ans plus tard, Corneille devenait le premier Noir à remporter le Félix de l'interprète masculin. L'actualité l'a suivi en tournée dans les Antilles.
Corneille le conquérant
Saint-Hilaire, Mélanie
IL porte le nom d'un oiseau au plumage terne et au cri discordant. Mais il tient plutôt du phénix, qui renaît de ses cendres et dont le chant conforte les hommes de bonne volonté...
Mi-juin, Corneille arrive aux Antilles sur les ailes d'une tempête tropicale. En Guadeloupe, le soleil est noir. Des nuages s'accrochent aux palmiers échevelés; les hibiscus éparpillent leurs fleurs. À L'Aréna, scène extérieure de Baie-Mahault, les musiciens expédient le sound check d'un air sombre. Ploc, plic ploc. Le spectacle va tomber à l'eau. "Non, non! Je reste optimiste", fait le chanteur, relax. Sa foi est grande, mais il a raison: le ciel se dégage et les spectateurs s'attroupent.
À la seconde où il pose le pied sur la scène, Corneille rayonne, exsudant l'amour, la grâce, la lumière. Il entonne "Terre": "Loin des cauchemars de mon passé, loin de mon enfance / Loin des rues en terre des quartiers, mon adolescence / Loin de mes danses avec la mort, loin de mes souffrances / Je suis chez moi malgré l'apparence..." Des filles lui tendent les bras, des gars fondent en pleurs. Il est là, le cyclone: dans une veste griffée Dubuc, auréolé de mèches qui vrillent.
Corneille Nyungura a 28 ans et un parcours d'ouragan. Il y a trois hivers, aucune maison de disques ne voulait de lui au Québec. Trop noir pour notre blanc pays, avait déclaré un producteur. C'est en solo que cet émigré rwandais pétri de soul et de rhythm and blues a écrit et produit Parce qu'on vient de loin. Lancé dans l'anonymat en septembre 2002, l'album a trouvé un million d'acheteurs à l'échelle de la francophonie. En 2004, l'artiste devenait le premier Noir à remporter le Félix de l'interprète masculin. En France, selon Le Figaro Entreprises, il aurait encaissé l'an dernier 3,1 millions d'euros (4,6 millions de dollars), ce qui en fait le quatrième succès de l'année après Aznavour, Cabrel et Sardou! Poussez-vous les papis, que le petit jeune mette un peu de couleur dans la musique française.
Mais Corneille, humble comme un porteur d'eau, ne tient pas les applaudissements pour acquis. "Être sur scène, c'est comme être en couple: il faut avoir un peu peur de perdre l'être aimé, dit-il avec gravité. La zone de confort est dangereuse."
C'est dans cet état d'esprit que le chanteur entame une tournée de sept jours dans les Antilles et en Guyane française. La dernière avant le lancement de son deuxième album, Les marchands de rêves, attendu pour novembre. Avec lui, une vingtaine de musiciens et de techniciens... et une reporter de L'actualité. Partout où il se pointe, les mêmes réactions passionnées. En Guadeloupe, une douanière le séquestre à l'aéroport pour une séance d'autographes; à Saint-Martin, la vedette de reggae Jimmy Cliff vient le féliciter dans les coulisses; en Martinique, des groupies le traquent à la piscine de l'hôtel. À sa première venue dans les îles, en juillet 2004, les spectateurs lui avaient chanté "Ce n'est qu'un au revoir". Ils sont au rendez-vous!
Les magazines à potins l'ont élu sex-symbol. Mais son charme relève de l'esprit. "Ce qui frappe chez lui, c'est son calme, sa façon de dire: il n'y a rien de grave", souligne Justine Therrien, choriste, qui le suit depuis trois ans. "C'est quelqu'un d'intègre, qui respecte la personnalité de chacun, ajoute sa collègue Nadia Theobal. Tout le monde aime Corneille."
Et Corneille aime le monde. En plein spectacle, il peut passer une demi-heure dans la salle à distribuer poignées de main et baisers. "Ces gens-là, il faut que je les voie, que je les touche, dit-il. Sinon, j'ai l'impression d'avoir manqué quelque chose." Il boit leur adoration comme une éponge. En compensation, peut-être, de cette longue nuit où toute chaleur humaine a semblé disparaître de la surface de la terre...
Quinze avril 1994. Kigali, au Rwanda. Dans ce pays jadis envié pour sa douceur et sa beauté, on s'extermine entre voisins. À 3 h du matin, une bande armée de fusils fait irruption dans une maison mi-tutsie, mi-hutue d'un quartier aisé. Un homme et une femme s'écroulent. Puis, trois de leurs enfants. Les assassins filent ensuite semer la mort ailleurs. Derrière le canapé, l'aîné de la famille, un garçon de 17 ans, se relève. Il est "Seul au monde", comme il trouvera plus tard la force de le chanter, en mémoire de ses parents, Émile et Pascasie, de ses frères et soeur, Christian, Florian et Delphine, et du million de victimes du génocide.
Corneille creuse une fosse dans le jardin et y enterre les siens. Puis, il se joint à la cohorte de 100 000 survivants qui fuient en République démocratique du Congo: 150 km de faim et de fatigue. En chemin, il perd ses lunettes; le monde vacille dans le brouillard. Il atteint malgré tout le camp de réfugiés de Goma, où il rate de peu son oncle Léo Kalinda, venu couvrir la tragédie pour la radio de Radio-Canada. Il est enfin recueilli par des Allemands, amis de ses parents, qu'il a connus du temps où sa famille résidait à Fribourg, ville où il est né et a vécu jusqu'à l'âge de sept ans. À Noël, il rejoint son oncle à Montréal. "Lorsqu'il est reparti finir son lycée en Allemagne, j'ai pensé: quand je vais le revoir, je vais retrouver un fou, confesse le journaliste. Mais Corneille a une résilience exceptionnelle."
De son enfance, il a sauvé un rêve: réussir dans le showbiz. Tout petit, il fredonne Marvin Gaye, Stevie Wonder, Bob Marley. À 16 ans, il remporte un concours de jeunes talents à la télé rwandaise, Découverte 1993. Quatre ans plus tard, en se posant à Montréal, il se joint au trio O.N.E., pour qui il écrit son premier succès, "Zoukin'". La bohème, se rappelle Gage Pierre, ex-membre du groupe. "On gagnait 60 dollars pour chanter dans les boîtes de nuit. On a mangé beaucoup de pâtes!" Déjà, Corneille sait qu'il ne finira pas son bac en communication à Concordia.
Qui s'en soucie? Pas son agent. "Je veux qu'il devienne le premier crooner noir francophone. Comme René Angélil a fait toute sa carrière avec Céline, j'espère travailler encore avec Corneille dans 25 ans", dit le Québécois d'origine haïtienne René Frantz Durosel, qui a connu le chanteur au temps de O.N.E. Lorsque Corneille s'est lancé en solo, c'est lui qui l'a incité à fonder Angel Dust Productions, quitte à ce qu'ils vendent eux-mêmes l'album. Aujourd'hui, ces entrepreneurs culturels jouissent d'une entière liberté de création. Ce qui leur permet de concevoir les projets les plus fous: tournée en Afrique à bord d'un Boeing, émissions de télé, peut-être un resto à Montréal!
Cet été, Corneille a lancé le premier album de Gage Pierre, son ex-partenaire de O.N.E. Ces vieux frères auraient pu voir leur communion d'esprit se dissoudre en même temps que le groupe. Que non! Un soir que Corneille avait invité son ami à venir l'entendre au Nouveau Casino de Paris, en décembre 2003, il l'a fait monter sur scène pour chanter une pièce avec lui. C'est là qu'il lui a proposé de produire Soul Rebel. "Je n'aurais pas pu tomber sur un meilleur producteur, dit le chanteur d'origine haïtienne. Corneille respecte mes forces; j'ai grandi grâce à lui."
Courtois envers tous, de la vedette millionnaire à la serveuse de resto, Corneille est suprêmement attachant. Ses musiciens vantent son intelligence émotionnelle. "Il a toujours une manière délicate de faire des suggestions", dit Guy Voisin, ingénieur de son. "Et il s'assure que chaque personne sait ce qu'elle apporte à sa musique, ajoute le guitariste Andy Dacoulis. En studio, il félicite le batteur ou le contrebassiste quand il entend quelque chose qui lui plaît."
À Saint-Martin, paradis fiscal frangé de plages platine, la brise embaume le coco des crèmes solaires. La troupe profite d'un congé bien mérité. Les orteils dans le sable, certains s'amusent à décortiquer la musique antillaise que susurrent les haut-parleurs: zouk, compas, biguine... D'autres barbotent dans l'eau tiède avec Corneille. "C'est rare de voir un artiste populaire aussi proche de ses musiciens, note Samuel Harrisson, percussionniste. Il prend même ses repas avec nous!" Le soir, il paie le festin au Ma Ti Beach. Entre les gambas au rhum et le vivaneau grillé, Gage Pierre et lui chantent de vieux hits; Hervé Roger, le directeur de tournée, exécute des tours de magie. Un gros party de famille.
"Corneille est généreux; il transmet des valeurs importantes", dit le saxophoniste Guillaume Adan. Parrain de la campagne de la Croix-Rouge canadienne au profit des enfants soldats, auteur de la chanson "Chanter qu'on les aime", pour l'Association mondiale des amis de l'enfance, bientôt ambassadeur de l'Unicef pour le Québec et la France, il prête en effet son nom à toutes les causes. Artiste engagé? Artiste tout court, corrige-t-il. "Chaque être humain doit à son prochain d'être engagé! Les artistes ont la chance d'avoir l'oreille du public. Si on ne s'en sert que pour annoncer nos dates de concert..." À ses yeux, aucune idéologie, aucune religion ne rassemble les gens comme la musique.
À d'autres, le cocktail sexe, drogue et rock and roll. Corneille ne boit pas d'alcool, ne fume pas, ne se drogue pas, ne trousse pas les groupies. La star poursuit la gloire comme le bouddhiste le nirvana. Après un spectacle qui l'avait déçu, l'automne dernier, il a tancé certains de ses musiciens qui s'étaient débouché une bière... C'est le seul mouvement d'impatience qu'on connaisse à cet homme, réputé pour sa maîtrise de soi.
S'il fallait lui trouver un vice, ce serait son furieux goût du luxe. Fier conducteur d'une Porsche noire - "Maintenant, les gens de Westmount se retournent sur mon passage" -, il soigne son image. Ce dandy dévalise les boutiques, ce qui lui a valu des emmerdes à la douane de Dorval, en février: il avait omis de déclarer ses achats. Une vraie gonzesse, rigolent ses musiciens! "S'habiller avec soin, c'est un geste de politesse envers le public", rétorque-t-il avec élégance, en leur imposant le veston-cravate sur scène. (Et toc!) À la séance photo de L'actualité, il exige une maquilleuse pour poudrer son teint inégal. "Y'a pas à dire, c'est le plus beau mec que j'aie jamais vu", soupire une jeune vestale en bikini tropical qui le dévore des yeux tandis qu'il se laisse immortaliser.
Au Congrès House de Saint-Esprit, en Martinique, les spectateurs crient, chantent, dansent. "Sa musique n'est pas compliquée, mais ses mélodies sont accrocheuses; tout le monde chante ses refrains", explique Andy Dacoulis. Qu'il invite des enfants à monter sur scène, qu'il enseigne un mot de kinyarwanda aux spectateurs, qu'il appelle un inconnu au cellulaire pour lui faire écouter le spectacle, ça marche à tout coup. "Certains disent que c'est trafiqué, que c'est de la promo, mais ça n'a rien à voir. Il établit un vrai contact avec les gens", assure son garde du corps, Jean Marc Norbal.
Les mauvaises critiques? Rarissimes. "La musique est chic dans le monde chic de Corneille", a écrit Sylvain Cormier dans Le Devoir, en décembre 2004, regrettant le manque d'émotion dans ce spectacle "élégantissime et délavé". En octobre, le chantre du rhythm and blues s'était fait huer dans un festival reggae à Dijon, en France. Il s'était présenté en costume devant un auditoire qui exhalait le cannabis comme un encensoir.
Les Antillais, au contraire, lui réservent un accueil royal. "Un enchantement", se pâme le quotidien France-Antilles. "Vous avez vu le public tout à l'heure? Il a dansé à l'africaine, en bougeant le bas", dit en riant Corinne Feriaux, Guadeloupéenne employée de Radio-Caraïbes International. "Aux Antilles, la base de la musique est africaine. Et Corneille nous apporte une petite touche de ça." Qu'il ait percé en France (Dijon est l'exception) enchante les insulaires. "Au-delà de sa musique, il est un porte-drapeau pour les Blacks", croit le Martiniquais Daniel Cyprienne, qui a découvert Corneille à Paris, où il étudie. "Voir un Noir voler la scène en métropole, ça donne espoir."
Surtout, il y a son histoire, aussi belle que cruelle. Voilà ce qui ensorcelle Sabine, Sandrine, Sylvaine et Catherine, quatre admiratrices dans la vingtaine venues l'entendre en Guadeloupe. "Le contraste entre ses paroles et son sourire, ça fait pleurer", dit l'une. "On a l'impression qu'il a un secret sur la vie, la mort. Comme s'il avait compris les vraies choses", ajoute une autre. "Oui, comme un gourou!"
Lun 15 Mai - 21:40 par mihou