L'Actualité, no. Vol: 31 No: 1
1 janvier 2006, p. 16
L'entretien
Avec Xavier Carim
Assez d'hypocrisie!
Si les marchés agricoles mondiaux étaient ouverts, l'Afrique ne serait pas misérable, affirme Xavier CARIM, négociateur sud-africain qui affûte ses armes en prévision de la conférence de Hongkong.
Pagé, Lucie
Les subventions à l'agriculture dans les pays occidentaux représentent de trois à quatre fois le total de l'aide au continent noir. "C'est la raison majeure de la pauvreté en Afrique", résume Xavier Carim, négociateur en chef pour le gouvernement sud-africain au sein de l'OMC.
Ces subventions seront au coeur de la sixième conférence ministérielle de l'OMC, qui se tiendra à Hongkong du 13 au 18 décembre. Cette série de négociations - entamées en 2001 et visant à établir des règles plus avantageuses pour les pays pauvres - s'annonce difficile, dit Xavier Carim. Les pays en émergence du G20, dont la Chine, l'Inde, le Brésil et l'Afrique du Sud, militent pour que disparaissent les subventions agricoles et les barrières tarifaires, qui, par exemple, empêchent les cinq grands pays producteurs de coton de l'Afrique de l'Ouest (Bénin, Burkina Faso, Mali, Sénégal et Tchad) d'accéder au marché mondial.
Pour l'Afrique, l'enjeu est crucial: les trois quarts de sa population dépendent de l'agriculture. L'économie de l'Afrique du Sud étant de loin la plus importante du continent, Xavier Carim parle en quelque sorte au nom de celui-ci. "Ce qui est bon pour l'Afrique est bon pour nous", dit-il.
Sa famille a fui l'apartheid dans les années 1960. Elle s'est installée au Canada après quelques années. Xavier Carim, alors jeune adulte, a vécu 10 ans à Toronto (il est diplômé de l'Université de Toronto). Puis, en 1989, il est rentré en Afrique du Sud. Les pays riches, dit-il, ne peuvent se permettre de faire la sourde oreille devant les doléances des pays en voie de développement. Les milliers d'immigrants clandestins qui affluent en Europe auraient peut-être choisi de rester chez eux s'ils avaient cru qu'ils pouvaient y gagner dignement leur vie. L'Occident a tout intérêt à opter pour l'équité commerciale plutôt que pour la charité, affirme Xavier Carim. Car les Africains, s'ils s'enrichissent en vendant leurs produits, pourront ensuite acheter des produits occidentaux. L'actualité l'a rencontré à Pretoria.
Pourquoi ces négociations sont-elles importantes pour le monde?
- Depuis 20 ans au moins, les théories économiques dominantes dans le monde sont "le libre-échange est bon" et "le commerce ouvert qui en découle est profitable". Oui, il y a du bon là-dedans. Toutefois, les secteurs qui pourraient être avantageux pour les pays africains et les pays en voie de développement ne sont pas libres et ouverts! Le plus sérieux déséquilibre a trait aux règles internationales du commerce agricole. Prenons le processus de développement: au Canada, vous êtes partis de l'agriculture, vous avez développé l'industrie agricole et agroalimentaire, puis l'industrie textile et ainsi de suite. C'est l'histoire économique du monde. En Afrique, les secteurs où nous devons évoluer sont ceux où il y a des blocages majeurs. Nous ne pouvons percer le marché agricole - ni celui du textile -, parce que la réglementation a été élaborée de telle façon qu'elle protège les marchés de l'Union européenne et des États-Unis.
Qu'espérez-vous de la conférence ministérielle de Hongkong?
- Des échéanciers et des ententes. Les deux ententes les plus importantes toucheraient l'élimination des primes à l'exportation et une diminution substantielle des subventions agricoles. Nous voulons, en tant que pays en voie de développement, apporter une contribution. Mais nous nous attendons à ce que les pays riches reconnaissent que nos économies sont plus sensibles et plus vulnérables que les leurs dans certains secteurs, notamment les services, le transport, l'énergie. Il faut créer un terrain où nous pouvons tous avoir accès au commerce de façon équitable. Nous ne demandons pas de traitement de faveur. Nous voulons un accès égalitaire aux marchés. Sur la question des barrières tarifaires, par exemple, nous ne demandons pas une élimination radicale, mais plutôt des pourcentages de réduction sur 5 à 10 ans.
Dans l'ensemble, les pays de l'OCDE fournissent chaque jour un milliard de dollars américains en aide à leurs fermiers. Cela représente plus que le PNB de tous les pays de l'Afrique subsaharienne et entre trois et quatre fois le total de l'aide accordée à l'Afrique. Ces subventions permettent de produire sans concurrence, confinant les ressources et la production dans des endroits du monde où elles ne survivraient pas autrement. Alors qu'il existe en Afrique des pays en mesure de fournir les marchés mondiaux. Mais ils n'y ont pas accès! Et c'est la raison majeure de la pauvreté de ce continent.
Avec l'émergence du Brésil, de la Chine et de l'Inde, le pouvoir du Sud s'accroît. L'OMC est-elle équipée pour y faire face?
- Il s'agit du point le plus fondamental. C'est une question stratégique. Les États-Unis, l'Union européenne et les pays de l'OCDE sont extrêmement puissants pour ce qui est de leurs marchés. Mais les marchés qui croissent le plus rapidement sont ceux de l'Inde, de la Chine, de l'Asie, jusqu'à un certain point de l'Amérique latine, et à moindre échelle de l'Afrique du Sud. La dynamique des pouvoirs économiques change. Le président Lula, du Brésil, a surnommé ce changement "la nouvelle géographie économique". Dans les négociations, le G20, qui comprend ces pays en émergence, est donc pris très au sérieux.
Le potentiel de l'Afrique demeure inexploité. À mesure que son économie va croître, ce continent aura un rôle de plus en plus important à jouer. Nous avons toujours été un fournisseur de matières premières - pierres précieuses, or, charbon, pétrole, minerai de fer, bois, café, sucre, etc. Mais l'intérêt mondial est de plus en plus important, en raison justement de l'émergence des marchés chinois, indiens et brésiliens, entre autres. Cela donne à l'Afrique un avantage pour négocier de meilleures ententes. Nous ne faisons pas beaucoup de commerce ou d'investissements dans l'économie mondiale, mais d'un point de vue politique, nous avons un certain pouvoir. Car maintenant, on admet que le destin de l'Afrique est crucial pour le monde entier. Tous nos destins sont étroitement liés. Les problèmes d'immigration sur la planète reflètent le côté négatif de l'interdépendance: si vous n'avez pas d'ouverture sur le plan économique en Afrique de l'Ouest, vous irez en Europe, où il y en a. Et les guerres s'installent facilement dans des climats économiques précaires.
Une vache de l'Union européenne est subventionnée à hauteur de deux dollars américains par jour, soit deux fois le revenu moyen africain. Si les États-Unis cessaient de subventionner 20 000 agriculteurs, cela permettrait à trois millions de fermiers de l'Afrique de l'Ouest de vivre. Les Américains voudront-ils sacrifier 20 000 agriculteurs?
- Personne ne dit que 20 000 agriculteurs, ce n'est pas important. Mais lorsque vous comparez 20 000 à trois millions... Une transition doit se faire et les États-Unis ont les moyens d'aider ces agriculteurs à se reconvertir à d'autres métiers.
Les Canadiens, comme la plupart des Occidentaux, ont peur de perdre des emplois et des marchés s'ils accordent aux Africains l'équité en matière de règles commerciales...
- Il y a des gagnants et des perdants. Il faut aider les travailleurs occidentaux qui, dans le processus, perdent leur emploi et doivent intégrer d'autres secteurs. Dans les pays développés de l'OCDE, de telles mesures sont généralement prévues. Dans les pays en voie de développement, nous n'avons pas ce luxe.
Peut-on dire que le Canada est un de vos alliés?
- Dans un certain nombre de secteurs, oui, là où coïncident nos intérêts. Entre autres, dans le domaine de la réforme mondiale de l'agriculture, surtout au sujet de la diminution des subventions et du soutien interne - même si les fermiers canadiens bénéficient d'une aide gouvernementale. Par contre, nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde dans le secteur des produits manufacturés et industriels, par exemple, où les barrières tarifaires des Canadiens tendent à être très basses. On nous demande d'abaisser substantiellement et rapidement les nôtres, alors que les pays occidentaux ont étalé l'élimination de leurs mesures protectionnistes sur 50 ans.
Serait-ce une bonne chose si l'Occident retirait toute aide à l'Afrique et levait plutôt les restrictions commerciales?
- Cela présente plusieurs dangers. Même si toutes les possibilités étaient ouvertes aux pays africains, nombre d'entre eux n'auraient pas les infrastructures nécessaires, entre autres, pour en tirer profit. Il leur faut d'abord développer leur capacité de production, construire des infrastructures, etc. L'Afrique a encore besoin d'aide, et là où cette aide n'est pas efficace, elle doit être améliorée.
Pendant combien de temps encore l'Afrique devra-t-elle compter sur l'aide au développement?
- Il est difficile de répondre à cette question. Mais il y a des poches de croissance économique. Le Mozambique et le Botswana vont dans la bonne direction et plusieurs autres pays sont en pleine expansion. Il faut créer l'élan qui permettra d'atteindre la masse critique nécessaire pour faire basculer le tout dans la croissance, au-delà du point de non-retour.
Illustration(s) :
Alpha Presse
Riziculture en Ouganda dans le cadre d'un programme agricole. "Le potentiel agricole de l'Afrique demeure inexploité. À mesure que son économie va croître, elle aura un rôle de plus en plus important à jouer."