L'Actualité, no. Vol: 30 No: 19
1 décembre 2005, p. 44
International
Esclaves d'Amérique
Caméra au poing, un jeune documentariste québécois a suivi des Haïtiens immigrés clandestinement en République dominicaine. Partis s'y refaire une vie, ils ont perdu leur liberté.
Tremblay, Martin-Pierre
Un combat éclate sur la rive, laissant un jeune homme à genoux, qui demande pitié à son agresseur. Plus loin, des femmes repoussent les assauts de mâles en rut. D'autres pataugent dans la rivière avec leur chargement de vivres sur la tête, à l'africaine. Des enfants déguenillés, dont une petite aux jambes striées de coups de machette, mendient en tendant les mains. Le climat est tendu, ponctué de cris et des pétarades des motos-taxis. Surtout ne pas paniquer. J'ai l'habitude de ces zones de non-droit. N'empêche, ma caméra me glisse des mains. Et je ne parle pas de ce noeud que j'ai au fond de la gorge. La réalité des Haïtiens qui traversent à gué le río Massacre, dans le viseur de ma Canon XL1, fait peine à voir.
Que diable suis-je venu faire ici? Suivre la trace, en vue d'un documentaire, des immigrants originaires d'Haïti qui font le voyage vers la République dominicaine voisine. Un calvaire qui commence dans bien des cas ici, sur les rives du río Massacre, au poste-frontière de Dajabón, dans le nord du pays. Dans une bringuebalante auto de location, avec pour tout bagage deux caméras numériques, un assistant anglophone de 145 kilos, une travailleuse sociale dominicaine toute menue et plusieurs caisses de bouteilles d'eau, je remonterai le fil de l'histoire. Et suivrai la migration des quelques dizaines de milliers d'Haïtiens qui, à cause de l'insécurité et de la crise au "Ti Péyi" (petit pays, en créole), tentent chaque année le passage en "Dominicani", comme ils disent.
On aurait pu choisir les postes-frontières de Jimaní ou d'Elias Piñas, plus au sud. Mais celui de Dajabón, voie d'accès vers Cap-Haïtien et tout le Nord, comporte une dimension historique que n'ont pas les deux autres. Il est tristement célèbre pour le massacre, à la machette, de dizaines de milliers d'Haïtiens en octobre 1937, ordonné par le dictateur dominicain Rafael Leónidas Trujillo - qui fut assassiné par un de ses soldats en 1961. Le río Massacre, cette rivière pleine d'ordures, est le symbole de la ligature sanglante entre les deux États se partageant l'île d'Hispaniola - et une frontière de 360 km.
Chaque jour, des Haïtiens des villages frontaliers traversent la frontière pour aller vendre des vêtements au marché, acheter des denrées devenues rares au pays. Mais il y a aussi bon nombre de familles qui tombent dans le piège de recruteurs dominicains et partent travailler dans les exploitations agricoles, la construction, la récolte de la canne à sucre. Ou pis, vivre dans la rue. Elles le font en espérant trouver une vie meilleure. Sauf que le déplacement équivaut au bout du compte à passer d'un enfer à l'autre.
Il y a des Haïtiens partout en République dominicaine - ils sont entre 500 000 et un million, sur une population d'environ neuf millions. Vous en croiserez aux intersections, offrant des bâtons de canne à sucre ou des oranges pelées aux automobilistes, slalomant au soleil entre les véhicules. Vous remarquerez des femmes de chambre dans les hôtels, des privilégiées. Mais vous ne trouverez pas d'Haïtien sur les hauteurs de Santiago - riche ville de la province agricole du Cibao - ni dans les belles maisons de Saint-Domingue, la capitale, qui donnent sur la mer.
L'Haïtien errant vit majoritairement, avec sa famille, à l'extérieur des villes, dans les exploitations agricoles ou non loin des chantiers de construction où il travaille. Il vit en marge, membre d'une main-d'oeuvre sous-payée que l'on veut cacher. Comme une fausse note au pays du mérengué et de la bachata. L'Haïtien errant se glisse dans les interstices du système, en s'excusant presque de respirer. Et ce système finit par l'étouffer...
C'est à cet esclave des temps modernes et à sa famille que Carline Vital et son équipe entendent redonner un peu de dignité. L'autoritaire jeune femme dirige l'Organisation des femmes haïtiennes migrantes et leurs familles (ODEMIHF) depuis une banlieue de Saint-Domingue, avec des moyens modestes. Le minuscule bureau de l'ONG ne paie pas de mine: une seule pièce, meublée de deux tables, où le ventilo tourne en permanence. Mais la ténacité et l'énergie du groupe forcent le respect. Chaque jour, la dizaine de travailleurs, éducateurs, médecins fait l'impossible pour venir en aide aux compatriotes en détresse. Aujourd'hui, par contre, Étienne Élironne - la secrétaire de l'organisme - est préoccupée. Elle a donné un acompte pour une maison... que le propriétaire a vendue à quelqu'un d'autre! Quand elle lui a demandé d'être remboursée, elle a obtenu un "Ta gueule, sale Haïtienne. Qu'est-ce que tu peux faire? Me poursuivre?" Elle raconte sa mésaventure calmement, comme si la chose était entendue.
Belony Mercy, ingénieur et conseiller juridique de l'ONG, lui donne une tape amicale sur l'épaule, pour l'encourager. Parce qu'ici on se tient, on s'entraide. Il n'est pas surpris d'une telle attitude chez les propriétaires. Il a grandi dans un batey, l'un de ces campements insalubres situés en bordure des champs de canne à sucre, où vivent les coupeurs haïtiens. De taille moyenne, l'oeil vif du débrouillard et le sourire facile, Belony Mercy est un des rares enfants du batey à exercer une profession libérale.
Le trafic d'immigrants haïtiens, des jeunes surtout, il connaît bien. Des guides en font passer tout le long de la frontière. "Le guide veut être payé. Le jeune qui vient travailler, même s'il voulait rentrer, ne pourrait pas: il doit d'abord rembourser les coûts du voyage."
Ce voyage, dans des camions surchargés, est long et dangereux. Et les militaires ne se gênent pas pour se graisser la patte au passage, assure Belony Mercy. "De Jimaní à Saint-Domingue, par exemple, le convoi franchira huit postes. Le chargé de contrôle pourra demander chaque fois entre 1 000 et 1 500 pesos par tête [entre 50 et 75 dollars] au conducteur. Ce business existe, il a toujours existé..."
Les travailleurs sont "livrés" à un chantier de construction ou à une exploitation agricole. D'autres n'ont pas cette chance. Ce sont les puissantes mafias haïtiennes et dominicaines qui dictent le code. "Avant de gagner l'accès au travail, ces jeunes sont obligés de passer par toutes sortes d'occupations: certains vivront dans la rue, les filles devront se prostituer et d'autres couperont la canne, qu'ils le veuillent ou non." Ceux qui tentent de déroger au code des mafias disparaissent.
Les conditions de vie et de travail des coupeurs haïtiens en République dominicaine, pourtant engagés par le Conseil d'État du sucre, sont en dessous de tout ce que l'on peut imaginer. Les salaires - souvent en coupons alimentaires plutôt qu'en argent - sont misérables: plus ou moins 3 dollars la tonne de canne coupée, alors que celle-ci vaut plus de 150 dollars américains en Bourse!
Au-delà de l'aspect financier, il y a le statut d'immigrant temporaire. Quand statut il y a. Seulement 5% des travailleurs haïtiens auraient des papiers en règle. Des arrestations au hasard surviennent chaque jour sur les chantiers et dans les exploitations agricoles, et les travailleurs sont menés manu militari à la frontière - ou à la prison - la plus proche. Battus, privés de leurs papiers, séparés de leurs proches, ces hommes sont traités comme des animaux. Une dépêche de l'AFP signalait en août dernier plus de 2 000 de ces déportations, basées sur la couleur de la peau, entre la fin de juillet et la mi-août seulement.
Dans la petite commune de Gautier, à 40 km environ de Saint-Domingue, en compagnie d'une équipe de l'ONG, je vais visiter un batey "nouveau genre", où l'on construit en dur. Les coupeurs et leurs familles habitent de petites maisons qui ressemblent à autant de boîtes de fibrociment, d'allure un peu terne... mais propres.
Lucia, qui y vit en compagnie de cousins et de cousines, s'estime chanceuse. La jeune femme à la chevelure pleine de bigoudis vient de la région de Jacmel, dans le sud d'Haïti. Elle avoue penser chaque jour aux siens demeurés là-bas. "Ça me fait de la peine de savoir que j'ai de quoi manger, alors qu'eux peuvent passer trois jours sans rien avaler. Je demande à Dieu de les protéger." Elle qui étudiait la cuisine, la couture et d'autres métiers avant de s'établir à Gautier gagne maintenant sa vie comme tant d'autres, à vendre des bricoles - noix de cajou, oranges, journaux, etc. - aux intersections.
Après Gautier, il est temps de descendre au fond des choses. Au bout d'une vingtaine de minutes d'un chemin de terre difficilement praticable pour l'auto de location, on distingue le batey La Mula, connu comme "difficile". Plus personne ne s'aventure sur ce chemin à pied ou même à vélo: on a recensé des viols dans les champs, la nuit tombée. Le feu a aussi été mis à des plantations. Certains fermiers vont jusqu'à dire que la pègre dominicaine serait bien heureuse de régler le problème de l'immigration en réduisant la taille et le nombre des exploitations.
Cela n'empêchera pas Edmonde Ambroise, médecin pour l'ODEMIHF, de faire sa tournée hebdomadaire dans le batey, même enceinte et sous un soleil de plomb. Née en République dominicaine de parents haïtiens, elle est allée en Haïti pour faire ses études de médecine.
Avec un dispensaire et des services de santé adéquats, les problèmes qu'elle affronte dans le batey se régleraient facilement: fièvre, vers intestinaux, MST, etc. "Dans la majorité des bateyes, dit-elle, il n'y a pas d'électricité, pas d'eau potable et encore moins d'écoles." Les familles n'ont pas de loisirs, donc aussitôt le travail terminé, on se met au lit. Ce qui explique le taux de natalité astronomique. Montrant du doigt un groupe de jeunes filles dépenaillées, elle poursuit: "Ces petites-là n'ont pas d'identité, pas de papiers. Elles n'ont pas la possibilité d'obtenir une bonne éducation."
Parfois, des ONG leur apportent de la nourriture. "Ces gens sont dans des nécessités très grandes", dit la Dre Ambroise. Effectivement, les coupeurs sont maigres et semblent épuisés. Tout comme leurs femmes, assises par terre avec leurs petits. Elle les connaît tous personnellement, s'informe des absents, chatouille les petites têtes crépues en riant.
Ces familles sont la preuve que l'esclavage perdure à quelques heures d'avion de Montréal. Ces Haïtiens en exil habitent des taudis en bois pourri et en tôle rouillée. Quelques bateyes seulement ont des latrines communes, et chaque fois il s'agit d'une victoire sur l'employeur. Quand il pleut, le sol argileux vire à la boue, qui entre dans les baraques. On touche ici au degré zéro de l'hygiène. Et de la dignité.
La situation est si dramatique en Haïti qu'on trouve de plus en plus de jeunes femmes seules, de mères de famille monoparentale prêtes à tout abandonner pour refaire leur vie. Selon Carline Vital, qui s'occupe de ces immigrantes en difficulté, elles aussi ont payé pour venir et "90% n'ont pas de passeport, de carte d'identité, d'acte de naissance. Celles qui ne vont pas dans les bateyes travaillent dans les maisons, à bon marché."
Elle estime que plus de 70% se livreront tôt ou tard à la prostitution. "En République dominicaine, les Haïtiennes, surtout celles des bateyes, n'ont pas accès aux services de santé, à l'éducation. Elles n'ont pas accès à la documentation, ne peuvent rien faire. Parce qu'elles sont clandestines, haïtiennes. Et nègres." La République dominicaine compte 11% de Noirs, 16% de Blancs et 73% de mulâtres.
Ainsi, Claire, originaire de Cap-Haïtien, vit des jours difficiles à Puerto Plata, ville de 100 000 habitants, à deux pas de la principale distillerie du rhum national, le Brugal. C'est là, dans le port le plus important du nord de l'île, que s'embarque toute la production minière et agricole du Cibao, la province voisine. C'est également dans cette baie que s'est implanté le tourisme de masse dans les années 1980. Ironie du sort, c'est à côté d'un des plus grands complexes touristiques des Caraïbes, celui de Playa Dorada, que se trouve le ghetto haïtien de Padre Granero.
Les cases délabrées, la criminalité rampante et les rues de terre battue de Padre Granero contrastent avec le luxe des hôtels tout compris. Qui dit "tourisme" et "port" dit "prostitution". La chose se pratique ici dans le quartier chaud de Long Beach, voisin du barrio Padre Granero, qui lui sert de réservoir à filles.
Lun 15 Mai - 20:55 par mihou