L'immigrationnisme, ou la dernière utopie des bien-pensants
Par Pierre-André Taguieff, philosophe, politiste et historien des idées, directeur de recherche au CNRS (CEVIPOF, Paris)
Le grand chantage des bien-pensants interdit de poser correctement les problèmes liés à « l'immigration » et pousse à la fuite dans l'utopisme aux mains pures. Ce chantage aux visages multiples est l'expression d'une désertion et d'une démission : insouciance quant la vie quotidienne des citoyens actuels, irresponsabilité à l'égard du devenir de la communauté nationale. Il est aussi l'indice, particulièrement en France, d'une forme émergente de mésestime de soi, voire de mépris de soi, lequel peut se radicaliser en haine de soi. Nombre de Français ne s'aiment plus et n'aiment plus leur pays, qu'ils prennent plaisir à réduire à un passé criminel et à un présent décadentiel. D'une façon générale, ce chantage de la bien-pensance a pour principal effet de transformer la politique en une impolitique, et, ce faisant, de désarmer les nations démocratiques face aux nouvelles menaces.
Pierre-André Taguieff (photo de JP Stora, droits réservés)
Pierre-André Taguieff (photo de JP Stora, droits réservés)
Partons de la thèse bien-pensante sur l'immigration, la thèse centrale de l'immigrationnisme, telle qu'elle est formulée dans le langage politique ordinaire : l'immigration serait un phénomène à la fois inéluctable et positif. C'est là une thèse étrange, qui a pour conséquence de fermer la discussion qu'elle semble ouvrir. Elle indique en effet une voie politique unique : celle de l'acceptation sans discussion de ce qu'on appelle « l'immigration ». Il n'est nul besoin d'être un spécialiste du droit de la nationalité pour relever l'incompatibilité entre l'existence d'États-nations indépendants et souverains et le principe de l'entrée libre dans les États-nations de tous les migrants qui se présentent. Dans les débats politiques contemporains, en France tout particulièrement depuis les années 1980, on entend couramment par « immigration », d'une façon restrictive mais sans le savoir, un flux de personnes à destination de la France (1). C'est ainsi qu'on peut expliciter le contenu de la notion d'immigration telle qu'elle fonctionne dans la connaissance ordinaire. La réalité sociale, culturelle (aussi bien religieuse qu'ethnique), démographique et économique du phénomène est certes moins simple, mais il est possible d'aborder les interactions polémiques sur la question en partant de la notion de sens commun. La vision immigrationniste de l'immigration n'est bien entendu pas la seule possible. La thèse politiquement incorrecte serait que l'immigration est un phénomène inéluctable et négatif, comparable à un raz-de-marée ou à une invasion, à la conquête lente d'un territoire. Face à la force qui s'impose, la seule politique possible est alors celle d'une autodéfense désespérée, qui peut prendre la forme d'une réaction xénophobe. Une troisième thèse, politiquement incorrecte encore, consiste à juger l'immigration comme un phénomène non inéluctable et négatif. Il suffit alors, pour les autorités politiques, de fermer rigoureusement les frontières, ce qui est plus facile à concevoir qu'à réaliser dans un contexte d'échanges globalisés. Si l'on perçoit l'immigration, quatrième thèse, comme un phénomène non inéluctable, sans qu'on préjuge de sa positivité ou de sa négativité, alors une réflexion sérieuse sur la politique de l'immigration la plus souhaitable peut commencer. Cette politique relevant, jusqu'à nouvel ordre, de la souveraineté des États-nations, les dirigeants politiques ont pour tâche de délibérer et de prendre des décisions, au regard des intérêts de leurs communautés politiques respectives. La liberté de choix peut s'exercer pleinement sur la question, à la condition de déconstruire l'entité floue nommée « immigration » et d'identifier distinctivement les diverses réalités ayant un lien avec ce phénomène mal défini, pour distinguer les multiples problèmes amalgamés autour du terme « immigration » et les traiter d'une façon différenciée. Il va de soi, par exemple, que la question du droit d'asile doit être abordée indépendamment de celle d'une immigration de travail, que les problèmes posés par les travailleurs saisonniers sont distincts de ceux que soulèvent une immigration d'installation, que la question du regroupement familial n'est pas du même ordre que celle des mariages entre étrangers et nationaux, enfin que les problèmes des immigrés de première génération diffèrent de ceux des jeunes Français issus de telle ou telle vague migratoire. Dans tous les cas, concernant les politiques de l'immigration, le réalisme implique que des règles soient formulées clairement, diffusées largement dans l'espace public et respectées par tous.
Considérons de plus près la vulgate pro-immigrationniste qui tient lieu de pensée sur la question. Si l'immigration est inéluctable, au point d'incarner une fatalité, il n'y a qu'une politique possible : celle de l'adaptation au processus fatal. C'est là reconnaître en la matière l'impuissance radicale du pouvoir politique, dont l'exercice se réduit nécessairement à reconnaître et accepter cette figure du destin. Il n'y a pas d'alternative. Les dirigeants politiques n'ont plus rien d'autre à faire que contempler et commenter l'irrésistible processus. Disparition de l'action politique, effacement de la volonté politique, annulation de la liberté de faire des choix : avènement de l'impolitique. Si, en outre, l'immigration est un phénomène intrinsèquement positif, alors il faut se réjouir devant l'inéluctable, et tout faire pour éliminer les obstacles, limites et autres restrictions susceptibles d'empêcher la totale liberté des candidats à l'immigration de venir s'installer dans le pays de leur choix. Le destin prenant le visage bienveillant de la Providence, la politique de l'immigration ne peut qu'être de style abstentionniste. Il faut commencer par exclure tout projet de réglementation de l'immigration incluant une sélection des immigrés. Les dirigeants politiques n'ont pas à vouloir, à prendre des décisions et à réglementer, ils n'ont qu'à recevoir et à régulariser avec enthousiasme. Comment peut-on vouloir stopper l'irrésistible ? ou simplement trier dans ce qu'impose le destin à visage humain ? Si l'immigration est un bien commun de l'humanité, il faut la favoriser par tous les moyens. Vouloir par exemple la connaître selon des méthodes scientifiques, en formulant des distinctions conceptuelles consistantes et en établissant des statistiques fiables (2), c'est déjà manifester une défiance coupable à l'égard de ce qui doit être globalement accepté, les yeux fermés. Pour la belle âme immigrationniste, le devoir d'accueil sans réserve implique une obligation de méconnaissance. L'ignorance ou la connaissance vague devient une preuve de bonne disposition vis-à-vis des flux migratoires. L'acteur politique ne peut plus être qu'un spectateur qui applaudit au réjouissant spectacle, quitte à en faciliter le déroulement. L'ouverture des frontières prend dès lors le statut d'une norme universelle, impliquant l'abolition de la notion même de territoire lié à un peuple et à un État. L'immigration, objet d'un « droit de » (droit-liberté), devient l'objet d'un « droit à » (droit-créance) qui ne saurait être limité. Le droit d'immigrer dans un pays de son choix, sans restriction, s'inscrit sur la liste des droits de l'homme élargie. Ceux qui prononcent une telle série de jugements en arrivent logiquement à en déduire que les États-nations supposés résiduels doivent faire appel à l'immigration, en attendant leur disparition dans la post-histoire ouvrant l'âge du post-national, celui de la paix universelle. Dans la démocratie cosmopolite de l'avenir, il n'y aura plus ni nationaux ni étrangers, ni citoyens ni immigrés. Tous les humains seront intrinsèquement mobiles. C'est la rengaine des chantres postmodernes du « nomadisme ». L'indifférenciation sera la règle. L'humanité enfin unifiée vivra dans un état de bienheureuse indistinction et de mobilité permanente. Le refrain chanté par Homo mobilis sera : « Nous sommes tous des immigrés ». Mais ce refrain ne sera plus compris que par les plus anciens. Telle est l'utopie futuriste qui fait rêver nombre de nos contemporains. Elle implique une auto-destruction de toute politique de l'immigration. Cette vague utopiste est récente. C'est vers la fin du XXe siècle qu'est née l'utopie messianique du salut par l'immigration.
Revenons dans le monde social réel, régi par les calculs d'intérêts. Des arguments d'appoint, d'ordre économique et démographique, viennent vite renforcer la conjonction de l'inéluctable et du positif dans la figure rêvée de l'immigration. En premier lieu, on lance comme un fait scientifiquement établi qu'il y a une corrélation positive, un « cercle vertueux », entre l'immigration et la croissance. On donne en général l'exemple des États-Unis, exceptionnellement érigés en modèle, en oubliant les nombreux contre-exemples de divers types, à commencer par celui du Japon, dont la croissance ne doit rien à une main d'œuvre d'origine étrangère. En second lieu, on avance que le vieillissement et la stagnation de la population des pays de la « vieille Europe » sont tels qu'il faut impérativement faire appel à des immigrés dont le taux de natalité pourrait seul compenser le déficit démographique. L'argument n'est guère convaincant concernant un pays comme la France, dont le taux de fécondité est de 1,9 enfant par femme en 2003, contre 1,5 en moyenne dans les pays de l'Union Européenne. L'immigration est ainsi justifiée au nom des intérêts bien compris des peuples d'accueil, dont le premier est lié à l'impératif de survie. Mais l'argument démographique est interprété de façon biaisée, tant il est vrai qu'on peut lutter contre le déficit démographique soit par le relèvement du taux de natalité de la population nationale au moyen de diverses mesures (natalisme), soit par l'appel à du « sang neuf » impliquant une politique d'ouverture aux candidats à l'installation sur le sol national (populationnisme), en principe selon des règles bien définies, impliquant des critères de sélection. La vulgate angélique qu'est l'immigrationnisme ne retient que la voie du populationnisme, mais, en raison de son préjugé favorable sur l'immigration (globalement ou intrinsèquement positive), exclut toute réglementation sélective des flux migratoires. Or, en France notamment, ce sont surtout des travailleurs qualifiés qui peuvent répondre aux besoins d'un certain nombre de secteurs. Et, avant de faire appel à la main d'œuvre étrangère, il serait de bonne méthode de mobiliser les ressources internes, puisque le taux d'emploi des 15-64 ans est actuellement de 63% pour les personnes nées en France et de 57% pour celles nées à l'étranger, alors que l'un des objectifs définis par ce qu'il est convenu d'appeler le « processus » ou la « stratégie de Lisbonne » est de 70% de taux d'emploi pour 2010 (3). La politique migratoire doit donc être sélective. Mais l'on se heurte ici aux effets d'une sémantique mythologisée : le mot « sélection » est dénoncé et rejeté par les bigots de l'immigrationnisme comme un mot imprononçable, à l'instar du mot « race » pour ceux de l'antiracisme politiquement correct (4).
Dans le langage militant du nouveau gauchisme, le « tri sélectif » est diabolisé par amalgame polémique avec les « sélections » à l'entrée des camps d'extermination nazis, sur fond d'une indignation rituelle contre un « darwinisme social » censé légitimer la concurrence généralisée et la « sélection des meilleurs ». La « sélection » est ainsi condamnée comme intrinsèquement mauvaise, censée mener au pire, selon le sophisme bien connu de la « pente glissante ». Tout étranger qui se propose ou s'impose - tels les « sans-papiers », dits sans fard « clandestins » ou, d'une façon euphémisée, « irréguliers », donc à « régulariser » - doit être jugé digne d'être accueilli et « intégré » (le terme reste à définir, si la chose est possible). C'est la voie utopique et dangereuse du repeuplement à tout prix. Les dirigeants politiques, voués à ouvrir les bras au monde, n'ont plus rien à faire que dire et redire avec l'émerveillement requis : « L'immigration est une chance pour la France ». Certains croient y voir la main de la Providence. L'immigration, ajoute-t-on pour convaincre les adeptes de la néo-religion de la Diversité, est une « richesse ». Que cet enrichissement soit pensé comme mélange ou comme coexistence des différences (ethno-raciales et culturelles, de la cuisine à la religion, en passant par la couleur de la peau), ou encore, dans la plus grande confusion, comme les deux à la fois, il serait en lui-même une bonne chose. Étape de la marche triomphale vers la « société métissée », à travers le « nomadisme » planétaire - ce qui n'empêche pas les partisans dudit « nomadisme », peu regardants sur leurs propres contradictions, d'exiger des « papiers pour tous les sans-papiers qui en font la demande ». Pour les adeptes du culte immigrationniste, il serait donc vain de distinguer entre une immigration « subie » et une immigration « choisie ». Il n'y a rien à jeter ni à rejeter dans l'immigration : elle doit se recevoir « en bloc ». C'est ainsi que de l'utilitarisme naît un supplément d'utopisme.
Dim 14 Mai - 18:20 par Tite Prout