DENIS ROBERT
Denis Robert, l'imprécateur de Clearstream LE MONDE | 11.05.06 | 15h27 • Mis
à jour le 13.05.06 | 16h20
Ils étaient deux copains, l'un à Libé, l'autre à l'AFP, à arpenter en 1985 les
rives de la Vologne pour l'affaire Grégory. Ils faisaient du footing ensemble,
leurs filles allaient à la même école, ils causaient du FC Metz, dont Denis est
un ardent supporteur - le dernier, il en a bien peur. Quinze ans plus tard,
Denis Robert a écrit Révélation$, une charge au canon contre Clearstream, une
multinationale de la finance au Luxembourg. Bruno Rossignol est devenu le
porte-parole de Clearstream, et son meilleur ennemi.
"Il fait le sale boulot, dit Denis Robert, je préférerais bouffer de la merde
que de bosser dans une boîte pareille, c'est une trahison. Le conflit, c'est
vraiment le rapport à la vérité. A un moment, c'est blanc ou c'est noir." Il y a
longtemps, pour Denis Robert, que c'est blanc ou noir. Dans son dernier roman,
La Domination du monde (Julliard), sorte de troisième volet de l'enquête
Clearstream, le monde est simple : les méchants sont méchants et le portent sur
le visage. Dans sa fiction, Clearstream est devenue la "Shark Company" - avec un
requin sur la couverture pour ceux qui n'avaient pas compris -, les secrétaires
rêvent de coucher avec leur patron, les journalistes sont achetés, les
Luxembourgeois sont gris, les Anglais homos, les Hollandais coincés.
L'argent et le mauvais goût ruissellent chez le patron de la Shark, aux "mains
d'étrangleur". Le soir de Noël, un Américain qui sent la CIA à un kilomètre fait
semblant de s'intéresser à la femme du banquier, dont le rire ressemble "au
chant d'amour d'une otarie femelle légèrement enrouée". A l'étage, sa fille se
fait prendre debout par un peintre allemand, évidemment héritier d'un vendeur
d'armes et prête-nom de son père.
Et puis il y a "notre héros", Yvan dans le roman, son deuxième prénom. "Quand
je me regarde dans la glace, a-t-il expliqué à un journaliste américain, je me
trouve un peu fatigué mais ça ira mieux demain." Un type attachant, évidemment
sincère, bien plus dense que l'image qu'il se construit avec une certaine
candeur. Il pense que La Domination du monde est son meilleur roman, il aimerait
qu'on lui dise que son enquête sur Clearstream est "sans doute le meilleur
travail réalisé par un journaliste depuis des décennies". Ses amis, il en a
beaucoup, le prennent comme ça, tout entier. Des journalistes, des peintres, des
SDF, des magistrats, même s'ils ne partagent pas tous ses combats. "Son
personnage public, altermondialiste, libertaire, solitaire, est un peu
stéréotypé, convient Laurent Beccaria, son éditeur aux Arènes. Il y a un peu
participé, par son égocentrisme, ses expressions hyperboliques. Mais tout ce
discours ne reflète pas ce qu'il est en réalité."
Denis Robert est né en Lorraine, grand-père mineur, père électricien, mère
couturière. Educateur spécialisé, il suit des études de psycholinguistique,
décroche un DEA de psychologie sociale, attaque une thèse sur la transmission du
savoir. Mais il est vite pris d'un doute : "J'allais faire passer des tests en
entreprise le restant de mes jours : ce n'était pas ma vie." Après trois mois en
Inde, il fonde en 1983 un mensuel avec une poignée de copains : Santiag. "Ça
ressemble à rien, explique le premier numéro, c'est louche au niveau du contenu,
le papier est trop beau, politiquement vous z'êtes pas clairs." S'abonner, c'est
"prendre un risque énorme". Effectivement, le journal arrête les frais après
sept numéros.
Denis Robert fait un détour par Actuel, est séduit par son patron,
Jean-François Bizot. "Je l'aimais bien. C'était un gourou sympathique, mais
c'était un gourou." Un jour, le jeune homme est descendu chercher des cigarettes
et n'est jamais remonté. Treize ans plus tard, il croise Bizot qui lui lance :
"Alors, t'as trouvé tes clopes ?"
Il a surtout découvert De sang froid, de Truman Capote, et s'est dit "je veux
faire ça". Ça commence en 1984, avec trois pages dans Libération sur les
sidérurgistes, puis douze ans de compagnonnage, parfois orageux, avec le
quotidien. Arrive l'affaire Grégory. Il sirote de la tisane avec Marguerite
Duras, écrit beaucoup, et personne ne doute de son talent. Un éditeur vient lui
proposer de publier ses articles, il accepte ("Je les ai relus, je les ai
trouvés très bons"). Suit une longue bataille avec Gérard Longuet, l'argent du
Parti républicain et les fausses factures du maire de Toul. On lui crève ses
pneus, il est suivi, cambriolé, mais y prend "un plaisir rare". Gérard Longuet
assure ne plus lui en vouloir. "C'est quelqu'un que je sens un peu fragile,
passionné, mais assez honnête, estime le sénateur. C'est plus un écrivain qu'un
journaliste, l'inspiration est plus importante que le factuel. C'est un peu le
Jules Verne de la délinquance en col blanc."
Denis Robert vient travailler un an à Paris, s'échappe à Metz dès qu'il peut,
envoie une interminable lettre à Serge July pour lui expliquer ce qu'est un
journal, et finit par claquer la porte en 1995. Dans Pendant les "affaires", les
affaires continuent (Stock, 1996), il écrit méchamment que "les vieux maos ont
abandonné la lutte des classes pour la lutte contre le cholestérol". La formule
est un peu courte, mais passe à la postérité.
Il alterne depuis les romans chez Bernard Barrault, devenu ami proche, et les
enquêtes. En point d'orgue, l'appel de Genève en 1996 contre la corruption, avec
sept magistrats européens. Ses livres se vendent bien, il a acheté dans un joli
village une grande maison d'architecte, au nom de ses enfants pour éviter les
saisies. Un petit roman érotique, Le Bonheur, s'est vendu dans neuf pays - les
Coréens ont finalement rendu les droits, estimant le texte trop cru.
Mais le grand oeuvre, c'est l'affaire Clearstream. Denis Robert publie en 2001
avec un cadre luxembourgeois Révélation$, sévère dénonciation d'une chambre de
compensation internationale entre banques, qu'il accuse de blanchir les
transactions criminelles, via une double comptabilité. Pour Denis Robert, "la
démonstration est implacable. L'affaire Clearstream, c'est la mère des affaires,
une bombe à effets multiples. On me dit, vous n'apportez pas la preuve du
blanchiment. Mais il y a mille dossiers dans Clearstream ! En trouver un, c'est
faire péter tous les autres. Si Clearstream est la banque des banques, l'affaire
Clearstream, c'est l'affaire des affaires." Il a enfin trouvé la clé qui ouvre
toutes les portes, et ne juge pas ça trop beau - "C'est l'histoire qui est trop
belle". Il soutient même qu'en début de chaîne des petites mains pianotent sur
un ordinateur à Londres ou Hongkong, et qu'en bout de chaîne des SDF meurent
dans les rues de Metz.
Le ton du livre est aussi vif que les preuves sont maigres et l'accueil est
frais, en dehors du Figaro, condamné depuis en diffamation. Le Monde, qui devait
au départ publier les bonnes feuilles, assassine le livre et pointe une grosse
erreur sur un compte à Clearstream de "la DGSE" : Denis Robert aurait confondu
les services secrets, la direction générale de la sécurité extérieure, avec la
paisible direction générale des services étrangers de la Banque de France. Il
maintient aujourd'hui qu'il s'agit bien des services spéciaux, mais ne s'est
jamais remis du "coup de poignard" du Monde et raconte à qui veut l'entendre que
ce sont les banques qui ont dicté l'article. C'est faux et injurieux, mais à la
hauteur de la déception du journaliste-écrivain. "Les gens comme toi, tous ceux
qui n'ont pas réagi à mes livres, dit son double dans La Domination du monde,
tous des veaux. (...) J'ai décrypté les mécanismes de corruption les plus
subtils. C'est vous qui n'avez pas fait
(votre travail). Vous avez avalé la pilule et elle ne vous a pas empêchés de
dormir."
Deux mois après la sortie du livre, cinq magistrats, ceux de l'Appel de
Genève, publient dans Le Monde un texte minimaliste pour défendre le livre,
"qu'il y a lieu, au moins, de lire avec attention". Seuls les socialistes Arnaud
Montebourg et Vincent Peillon, à la mission antiblanchiment de l'Assemblée
nationale, l'appuient sans hésitation. "C'est un journaliste courageux qui prend
les problèmes à bras-le-corps, indique Arnaud Montebourg. Je peux confirmer que
ce qu'il a écrit est conforme aux auditions qu'a tenues la commission." La
justice luxembourgeoise, aussitôt soupçonnée d'être aux ordres des banques, a
clos l'affaire par un non-lieu le 30 novembre 2004.
Denis Robert enfonce le clou avec La Boîte noire et plusieurs films, s'indigne
d'être un temps passé pour le "corbeau", qui sert objectivement son affaire
Clearstream à lui, et glisse sur ses approximations. Mais il avoue, dans La
Domination du monde, que "les gens s'en branlent de tes révélations, Yvan. C'est
bien ton drame". L'autre drame, ce sont les 170 visites d'huissiers et la
soixantaine de procédures contre lui. Celles qui ont été jugées sont en appel ou
en cassation. Guerre d'usure, alimentée bien sûr par le porte-parole de
Clearstream. "C'est quelqu'un de très sympathique, roublard sous des airs
affables, assure Bruno Rossignol. Il mène un combat sain et salutaire, mais par
méconnaissance technique, il s'est fourvoyé. Maintenant, il s'enfonce dans son
délire, et il ne peut plus en sortir."
Si Denis Robert se trompe - ce qu'il n'envisage pas un instant -, si, faute de
changer le monde, il n'a fait que le rêver, l'abîme qui s'ouvre est en effet
vertigineux. Il assure dans son roman que "neuf personnes de sexe mâle sur dix
ont conscience de l'inanité de leur vie, passé quarante ans", et cette angoisse
ne s'endort pas comme ça. Mardi 9 mai, il était convoqué au Luxembourg par le
juge qui l'a inculpé, le jour de ses 48 ans.