CLEARSTREAM
Le fonctionnement de la société luxembourgeoise laisse penser qu'il existe une
finance parallèle, sans frontières, que personne ne peut ni ne veut contrôler et
qui semble agir impunément, selon sa propre loi.
Clearstream, l'affaire des affaires (liberation.fr) par Pascal LORENT
QUOTIDIEN : mardi 18 avril 2006
Depuis 1999, je ne dors plus de la même manière qu'avant. Depuis cette
période, j'ai suivi, caméra au poing, ce qui est devenu l'affaire Clearstream.
Quand je parle de l'affaire Clearstream, je ne parle pas de celle qui fait les
titres de différents quotidiens depuis le printemps 2004 et plus
particulièrement ces dernières semaines.
Pas plus tard que samedi-dimanche, je lis dans le Monde : «Affaire Clearstream
: La traque du "corbeau"». Pour Hervé Gattegno, auteur de l'article, l'affaire
Clearstream se résume à une querelle intestine entre Sarkozy et Villepin, sur
fond de lutte de pouvoir au sein de l'industrie aéronautique et des services
secrets français.
Ce que je voudrais raconter, c'est comment la vraie affaire Clearstream a
commencé. Car il convient de remettre chaque chose à sa place. L'histoire
commence dans un petit bureau, en périphérie de Luxembourg ville. J'accompagne
Denis Robert à un mystérieux rendez-vous dans le cadre d'un documentaire. En
face de nous, un Luxembourgeois quinquagénaire, Ernest Backes, qui a l'air d'en
connaître un rayon sur les affaires financières qui secouent la planète. Le
point commun de toutes ces affaires, nous raconte-t-il, est une chambre de
compensation internationale, basée au Luxembourg. C'est la première fois que
j'entends le nom de Cedel (ancien nom de Clearstream). Nous sommes en 1997.
Cedel, est d'après notre interlocuteur, une formidable machine à véhiculer, en
toute confiance, les valeurs de toute la planète. Elle est à l'usage des
professionnels du monde bancaire. En tout cas, c'est ce qui était prévu au
départ. Ernest Backes, qui a vécu de l'intérieur la mise en place du système,
avait alerté sa direction sur les possibilités de dérive de celui-ci. Il a été
remercié. En effet, très vite, certains banquiers ont compris l'intérêt de
passer par cette société qui, bien qu'elle archive ses transactions, reste très
secrète pour le non-initié. Avant qu'on ne révèle quelques-uns de ses petits
secrets, aucun juge n'y avait mis les pieds. Aucun journaliste non plus
d'ailleurs, si ce n'est pour les petits fours et le champagne, lorsque
l'enseigne Cedel est devenue Clearstream.
Lors d'une des nombreuses rencontres qui ont suivi cet entretien, Ernest
Backes nous a montré une partie de ses documents, des listes de comptes. Tous
les clients de Clearstream (en principe des banques), et même ceux qui avaient
fait la demande de ne pas apparaître sur la liste officielle (et il y en a
beaucoup). Nous avions devant nous, et ce pour la première fois, une projection
assez précise de ce qu'est la finance parallèle.
Nous sommes en 1999. C'est là que nous sommes réellement passés à l'action.
Nous avons multiplié les entretiens avec de nombreuses personnes,
informaticiens, directeurs juridiques, salariés, ancien directeur général et
actuel afin de vérifier le bien-fondé de ce que soutenait Ernest Backes. Nous
avons tout enregistré, tout filmé. Plus d'un tiers des institutions financières
affiliées au système, ainsi que des multinationales, ce qui est parfaitement
anormal, se servent de Clearstream pour faire des transactions en toute
discrétion. Et, plus grave, certaines de celles-ci sont effacées
informatiquement. C'est-à-dire qu'aucune trace ne demeure entre deux banques qui
viennent de «s'échanger» des titres pour des montants colossaux. Nous avons
judiciairement apporté la preuve de cela sans jamais être inquiétés sur ce
point. Jamais l'authenticité de ces documents et la véracité des témoignages
n'ont été contestées. Nous avons fait ces recherches dans la plus grande
discrétion,
conscients des enjeux. L'unité, à Clearstream, est le million, parfois le
milliard, et dans certaines occasions, on parle de trillions (mille milliards)
de dollars ou d'euros.
Résultat, en mars 2001, sortie simultanée d'un livre, Révélations, signé Denis
Robert et Ernest Backes, et de notre documentaire télé, les Dissimulateurs,
diffusé par Canal +, malgré les pressions de Clearstream. On s'attendait à une
explosion atomique, elle a été plutôt souterraine. Le directoire de Clearstream
a été viré. La justice luxembourgeoise s'est sentie obligée d'ouvrir une
instruction contre une institution phare de son petit pays.
Depuis, en 2005, peut être trouvant que le nom de Clearstream revenait un peu
trop souvent dans la presse française, ( affaire Sarkozy-Villepin), la justice
luxembourgeoise a décidé de refermer définitivement le couvercle sur l'affaire
Révélations, comme on dit à Luxembourg. Elle a même blanchi son ex-PDG, Andrea
Lussi, au chômage depuis. Comment ont-ils pu «blanchir» Clearstream sans
disséquer les disques durs de la société ? Au Kirchberg, où se trouve le nouveau
bâtiment de Clearstream, on a dû certainement accrocher les lampions pour fêter
l'événement.
Les affaires continuent pourtant dans les ordinateurs de la société. Les
derniers documents qui nous sont parvenus montrent que le nombre de comptes est
passé de 16 000 en 2000 à 330 000 en 2001.
Et puis, il y a eu les procès, contre Denis Robert, l'éditeur Laurent
Beccaria, Ernest Backes, bien sûr, à qui la classe politique luxembourgeoise
reprochait d'avoir trahi son petit pays si tranquille. Canal + et sa courageuse
émission 90 minutes y a eu droit aussi, ainsi que les différents organes de
presse qui avaient relayé le message. Les procès, ça dure longtemps, ça fait
perdre du temps, ça coûte de l'argent et surtout ça fait peur aux confrères qui
voudraient s'intéresser de trop près à cette histoire.
Si on se penche sur l'argent du terrorisme, la faillite de l'Argentine,
l'affaire Elf, pour rester chez nous, et d'autres scandales, on retombe toujours
sur la présence des acteurs de ces affaires dans les listes secrètes de la
société. L'affaire Clearstream est vraiment l'affaire des affaires.
On s'est dit peut-être naïvement que nous n'avions pas été assez clairs. Et on
a remis ça. En 2002, sortait un nouveau livre signé Denis Robert et un deuxième
documentaire, l'Affaire Clearstream racontée à un ouvrier de Daewoo, que j'ai
réalisé avec Denis. On démontrait à travers un exemple simple que ces
«cachotteries» financières concernent tout le monde. On y était plus précis, en
multipliant les exemples. Cette fois pourtant, si le livre de Denis Robert est
attaqué, notre film, plus violent et mieux argumenté que le premier, n'a jamais
été poursuivi. Les journaux qui ont parlé de cette deuxième salve ont redoublé
de prudence, multipliant les conditionnels.
Au printemps dernier, on en était là, quand les juges Van Ruymbeke et De
Talencé ont reçu un premier envoi anonyme. Des noms, des numéros de comptes
existant chez Clearstream. Des noms liés à la vente de Frégates par Thomson en
1991, qui a généré plus de cinq milliards de francs de commissions. Nous avions
déjà largement évoqué cette question des rétrocommissions sans avoir été écoutés
à l'époque. D'autres envois ont suivi, avec d'autres noms, des politiques, des
hommes d'affaires, des flics et des nouveaux numéros de comptes qui pourtant
correspondent à l'existence de vrais comptes. Le corbeau a l'air bien renseigné.
L'affaire devient croustillante.
Si cette affaire était avérée, ce serait un exemple de plus que Clearstream
sert aussi à distribuer des commissions lorsque les bénéficiaires veulent rester
dans l'anonymat. Mais j'insiste, ce ne serait qu'un exemple de plus. Si cette
affaire est complètement fausse, pourquoi cette société luxembourgeoise ne
saisit-elle pas aussi la justice ? Assimiler une histoire de commissions, aussi
importante soit-elle, avec l'affaire des affaires, est malhonnête et dangereux.
Cela nous éloigne du vrai problème qui est l'existence d'une finance
parallèle, sans frontières, que personne ne peut contrôler, et ne veut plus
essayer de contrôler, véhiculée par des outils comme Clearstream qui agissent
selon leurs propres lois, et qui, même montrés du doigt, ont encore de beaux
jours devant eux.
C'est ce qui me navre le plus quand je lis tous ces papiers sur l'histoire de
ce corbeau, rebaptisée «affaire Clearstream». Le problème reste que cette banque
des banques, basée au Grand Duché de Luxembourg, continue de fonctionner en
toute liberté.