LA GRANDE SÉDUCTION
La Chine courtise l'Afrique pour... ses richesses
Noël, André
Libreville, Gabon - La soif de la Chine pour le pétrole est une des causes de la flambée du brut. Les gisements de Russie et du Moyen-Orient ne suffisent plus à faire tourner ce nouvel atelier du monde. Comme les États-Unis, la Chine se tourne vers l'Afrique. Pour le pétrole, et aussi pour le fer, le cuivre, le manganèse, le bois. Le président chinois Hu Jintao est attendu au Nigeria et au Kenya cette semaine. Il y a deux ans, il visitait le Gabon. Notre journaliste revient de ce pays pétrolier. Il a vu comment fonctionne la grande séduction chinoise.
Il se fait appeler " Jérôme ", un prénom insolite pour un Chinois de Chine. Cheveux drus, lunettes de soleil, chemise à manches courtes, il parle le français sans fautes et avec le sourire. Ce jeune homme a étudié à l'Université des langues étrangères de Pékin. Son diplôme lui a valu d'être recruté comme interprète sur le plus grand chantier en cours à Libreville (capitale du Gabon), celui de la Cité de l'information.
Jérôme Lu est l'un des milliers d'experts et de travailleurs envoyés par le gouvernement chinois en Afrique. Ils sont partout: au Soudan (au nord) et en Angola (au sud), en passant par le Nigeria et le Gabon. Tous des pays qui produisent du pétrole. Mais ils sont aussi au Zimbabwe, pour le platine, en Zambie, pour le cuivre, au Congo-Brazzaville, pour le bois.
En janvier, Pékin a déposé un livre blanc intitulé La Politique de la Chine à l'égard de l'Afrique. Le ministre adjoint des Affaires étrangères, Lu Guozeng, n'a pas caché les intentions de son gouvernement: " Les investissements et le développement des entreprises chinoises en Afrique ont un gros potentiel, car l'Afrique est riche en ressources naturelles dont le développement économique chinois a un besoin urgent. "
Dans l'avion qui nous a amené de Paris à Libreville, le tiers des passagers étaient des Chinois. À l'arrivée à l'aéroport, une jeune Chinoise sobrement vêtue- manifestement une fonctionnaire- a distribué les passeports. Elle les a repris après le passage des douanes. Sans papiers d'identité, les travailleurs chinois restent bien en laisse.
Une habile entreprise
Dans L'Art de la guerre, le général chinois Sun Tsu (IVe siècle avant Jésus-Christ) explique qu'il est plus avantageux d'exercer son contrôle par l'influence plutôt que par l'occupation militaire. Rien de tel qu'une habile entreprise de séduction pour obtenir ce que l'on désire. Au Gabon comme ailleurs en Afrique, la " grande séduction " chinoise crève les yeux.
Jérôme Lu fait partie de cette opération charme. Autour de lui, une centaine d'ouvriers chinois conduisent des camions, scient des tiges d'acier pour le béton armé, remplissent et vident des brouettes de ciment. L'air lourd et humide ne semble pas les incommoder plus que les quelques travailleurs gabonais qui les accompagnent. À la tombée de la nuit, ils iront manger, dormir et se laver dans les baraques de ciment érigées pour eux le long du chantier.
" On s'habitue! dit Jérôme Lu, en nous entraînant à l'ombre d'un toit de paille, qui couvre un atelier en plein air où dort un chien miteux. Il faut bien s'habituer: on est ici pour presque deux ans. À part la chaleur, on n'est pas si mal. J'aime bien travailler en Afrique, même si ma femme est restée à Shenyang (nord de la Chine). "
La Cité de l'information, dont la construction est bien avancée, abritera les médias audiovisuels publics gabonais. Il s'agit d'un don du gouvernement chinois, qui a déjà construit l'Assemblée nationale, juste à côté, et le Sénat, en face. Les deux gigantesques édifices semblent vides.
Pourquoi cette générosité? " Pour aider l'Afrique ", répond Jérôme Lu. Louis-Claude Mounviezehod, responsable de l'information chez Africa no 1, station de radio qui pourrait déménager dans la future Cité, nous donne une explication moins romantique: " La bienfaisance n'est jamais désintéressée. Grâce à ses dons, la Chine sait qu'elle aura plus de facilité pour obtenir des permis d'exploitation de matières premières. "
Elle a déjà obtenu des permis d'exploration pétrolière. La CMEC (China National Machinery and Equipment Import and Export Corporation) a conclu un accord pour exploiter l'important gisement de fer de Bélinga, dans le nord-est du Gabon. Au sud, d'autres entreprises chinoises ont obtenu le feu vert pour prospecter les gisements de manganèse, l'une des composantes des aciers au carbone.
Dans les ports, des navires sont chargés de grumes d'okoumé, bois tropical prisé pour l'ébénisterie et le contreplaqué. Destination: Shanghai, siège du seul bureau étranger de la Société nationale des bois du Gabon. Principal importateur d'okoumé gabonais, la Chine a beau jeu quand elle réclame des baisses de prix. Pendant ce temps, au large des côtes, des chalutiers chinois raclent le fond de la mer sans être embêtés, soutiennent des pêcheurs gabonais qui voient leurs prises diminuer.
Pas de condition politique
Lors de sa visite au Gabon, il y a deux ans, le président chinois Hu Jintao a rappelé une composante de la politique africaine de la Chine: " Accorder dans la mesure du possible une assistance sans aucune condition politique aux pays africains. "
Les leaders chinois dénoncent les pays riches qui lient l'aide au respect des droits humains et démocratiques. Selon eux, cela revient à violer la souveraineté des États, d'autant plus que les droits humains seraient relatifs. Ce discours remplit d'aise les potentats locaux et enrage les diplomates occidentaux.
" Les droits humains sont des droits universels, s'indigne Louis Guay, ambassadeur du Canada à Libreville, au cours d'une entrevue avec La Presse. Il est normal que le Canada tente de diffuser ses valeurs démocratiques quand il apporte son aide. Mais cela en embête certains... "
Le cas du Soudan
La Chine n'a manifestement pas cette préoccupation. Le cas du Soudan est patent. Ce pays islamique a des réserves de 563 millions de " sweet crude ", le pétrole le plus facile à raffiner. Il produit 500 000 barils par jour. Il y a quelques années, les principaux clients étaient des compagnies américaines et canadiennes. Elles ont dû plier bagages devant les protestations d'ONG, qui les accusaient de contribuer à la violation des droits humains. Des compagnies chinoises les ont remplacées.
La Chine fournit des armes à plusieurs gouvernements autocratiques décriés par la communauté internationale, comme le Soudan et le Zimbabwe. Le président de ce dernier pays, Robert Mugabe, dépend de plus en plus de l'aide chinoise. Il l'a reconnu en ces termes: " Nous regardons de nouveau vers l'Est, où le soleil se lève, et non plus vers l'Ouest, où il se couche. "
Illustration(s) :
Sur le chantier de construction de la Cité de l'information de Libreville, un ouvrier chinois fait équipe avec des travailleurs gabonais.