Le Devoir
Éthique et religions, lundi 24 septembre 2001, p. B6
Les Églises et le racisme
Un programme oecuménique-choc qui risque de susciter des controverses
Leclerc, Jean-Claude
La confusion qui a entouré la Conférence des Nations unies sur le racisme avait déjà, autant que le boycott de ses débats par les États-Unis et Israël, jeté quelque discrédit sur cet effort de la communauté internationale en vue d'éliminer des discriminations qui l'affligent encore aujourd'hui. Les événements du 11 septembre auront, depuis, mobilisé l'opinion mondiale, reléguant dans l'ombre les conclusions, quelque peu bâclées, de la conférence.
Néanmoins, les délégations d'un "caucus oecuménique", qui participait à la réunion de Durban, sont parvenues à s'entendre pour formuler une dizaine de priorités. Leur déclaration, rendue publique par l'archevêque Desmond Tutu, n'aura peut-être pas eu une très forte influence sur le forum des Nations unies. Mais comme le Conseil mondial des Églises et une dizaine d'autres grandes organisations religieuses en ont fait une sorte de programme moral, cette prise de position traduit l'état d'esprit actuel des institutions chrétiennes.
À en juger par quelques-unes des propositions, cependant, cet engagement n'ira pas sans controverses, non seulement au sein des Églises, mais peut-être aussi entre certaines des autres grandes religions, implicitement interpellées. Que le racisme soit une faute morale et une violation grave de la dignité humaine et des droits humains, toutes les confessions en conviendront volontiers. Mais sont-elles prêtes à reconnaître, le cas échéant, leur "complicité" et leur "participation" dans la perpétuation du racisme, de l'esclavage et du colonialisme?
Sans cette reconnaissance, déclare le caucus oecuménique, les Églises ne seront pas crédibles. Elles ne pourront s'engager dans des actions d'excuses et d'aveux, de repentir et de réconciliation, de guérison et de rassemblement. Or, ce sont là, ajoute la déclaration, autant d'éléments de correction et de réparation "dus aux victimes passées et présentes du racisme".
- La première priorité porte justement sur l'esclavage, le colonialisme, l'apartheid et sur la question des réparations. Églises et gouvernements, dit le caucus, doivent reconnaître qu'ils ont tiré profit de l'exploitation des Africains, des Asiatiques et de leurs descendants ainsi que des peuples indigènes. Les Églises en particulier sont incitées à aborder le problème des "réparations", vues comme moyen de redresser les torts qui ont été commis. Et à tenir pour des "crimes contre l'humanité" le trafic des esclaves et l'esclavage sous toutes ses formes.
Ce dernier enjeu est particulièrement critique aux États-Unis, où des firmes d'avocats préparent des procédures judiciaires. Washington entend s'opposer aux compensations financières demandées, non seulement aux Nations unies mais devant les tribunaux.
- Plus explosive encore est la question de la Palestine, dont le caucus fait sa deuxième priorité.
On sait qu'Israël, outré d'être accusé de racisme à Durban, a quitté la conférence avec fracas. Sans reprendre cette accusation, jugée antisémite, la déclaration oecuménique place néanmoins la question palestinienne parmi les plus graves problèmes de discrimination. Elle appelle à la fin de l'occupation "colonialiste" des territoires occupés, à l'exercice par le peuple palestinien de son droit à l'autodétermination, "y compris le droit au retour" pour les réfugiés, et à l'établissement d'un État palestinien souverain.
Le texte ajoute: "Nous encourageons juifs, musulmans et chrétiens à dialoguer entre eux et au sein de leur communauté en vue de promouvoir la paix, la tolérance et des rapports harmonieux."
- La troisième priorité porte sur les intouchables, classe défavorisée de l'Inde officiellement abolie mais toujours victime de discrimination. Le système des castes devrait, selon le caucus, être mis sur la liste des causes de racisme. Des mesures devraient également être prises pour prévenir et corriger la discrimination fondée sur l'emploi et la naissance.
- Des minorités comme les gitans et d'autres communautés itinérantes sont également mentionnées parmi les victimes de l'esclavage, de l'assimilation et de l'"ethnocide" pratiqués par des Églises et des gouvernements. Ceux-ci devraient adopter d'urgence des mesures propres à déraciner la discrimination, la stigmatisation, la persécution et la violence dont ces gens sont frappés à cause de leur identité et de leur origine sociale.
Avantages sociaux et droits politiques, dont la nationalité, devraient leur être garantis.
- Quant aux travailleurs immigrants, ils devraient à l'heure de la mondialisation avoir droit à de justes conditions de travail, à un salaire décent et pouvoir aussi s'organiser sans subir de racisme, de xénophobie ni d'intolérance.
La déclaration ajoute: "Nous pressons les gouvernements d'interdire et de stopper le trafic des femmes et des enfants à des fins d'exploitation sexuelle ou de travail domestique."
Surtout avec la mondialisation et la privatisation, il importe, note la déclaration, d'étudier les rapports entre l'immigration, la pauvreté et la paysannerie sans terre.
- Non seulement pour les immigrants, mais aussi pour les demandeurs d'asile, les réfugiés et personnes déplacées et les sans-papiers, les Églises veulent qu'on tienne le racisme et ses manifestations comme la source des discriminations qu'ils subissent, dans leur pays d'origine comme dans leur terre de destination.
Elles veulent que la liberté de mouvement leur soit reconnue ainsi qu'un accès équitable aux services d'éducation et de santé, et le droit au logement et aux services juridiques.
- Les Églises sont en outre invitées à se joindre aux organisations qui sont solidaires des nations indigènes dans leur lutte pour l'autodétermination et dans leur effort en vue de bâtir des communautés paisibles et viables, libres de discrimination et fondées sur le respect, la liberté et l'égalité.
"Nous invitons toutes nos Églises à faire leurs les richesses présentes dans la diversité sociale, culturelle et spirituelle des nations indigènes", ajoute le caucus.
- On veut en plus que la liberté religieuse soit reconnue comme un droit fondamental, et sa négation, tenue pour une atteinte à la dignité humaine. Bien que les Églises aient à examiner leur attitude passée ou présente quant à l'intolérance religieuse, dit le caucus, elles devraient tout comme les gouvernements respecter la liberté de conscience et de religion et protéger l'exercice du culte.
Il faut reconnaître, ajoute la déclaration, que la religion a eu des "impacts négatifs", notamment en usant sans sens critique des écritures saintes. Il en est résulté d'injustes affirmations de supériorité d'un groupe sur un autre, notamment sur les femmes. Aussi, "des mesures devraient être prises sans délai en vue de faire face aux violences qui en sont le résultat".
- Les jeunes et les enfants n'ont pas été oubliés. Les Églises devraient s'assurer qu'ils auront voix au chapitre dans les programmes d'éducation contre le racisme.
Il faut leur permettre, précise-t-on, de participer aux décisions et de développer une image positive d'eux-mêmes et de l'assurance quant à la valeur de leur héritage ethnoculturel, linguistique et religieux.
- Enfin, le caucus souhaite que des mécanismes d'application et de surveillance soient établis, pour s'assurer que les mesures, notamment celles concernant les femmes, seront évaluées, à tous les niveaux, de la localité jusqu'au plan international.
Le Conseil mondial compte 342 Églises, présentes dans une centaine de pays sur tous les continents. L'Église catholique romaine n'en fait pas partie mais coopère avec lui. Le caucus oecuménique de Durban comprenait aussi le Conseil national des Églises du Christ des États-Unis, l'Église d'Angleterre, les Soeurs de la Miséricorde, l'Église presbytérienne des États-Unis et le Conseil canadien des Églises.
redaction@ledevoir.com Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.