La Presse
Nouvelles générales, dimanche 21 décembre 2003, p. A1
À New York
Le secret d'Essie May
Hétu, Richard
New York - Sur le plan racial, les États- Unis pratiquent l'hypocrisie depuis leurs premières heures. George Washington et Thomas Jefferson ont fondé leur république au nom de la liberté tout en possédant des esclaves. Jefferson a-t-il fait des enfants à Sally Hemmings, qui était sous sa sujétion? Les recherches des dernières années tendent à le confirmer. Mais cela n'a pas empêché le philosophe de la révolution américaine de se prononcer contre le mélange des races.
Et l'hypocrisie raciale continue à défrayer la chronique aux États-Unis. La semaine dernière, une métisse de 78 ans, Essie Mae Washington-Williams, a révélé un secret considérable à ses concitoyens: son père était l'ancien sénateur de la Caroline du Sud, le légendaire Strom Thurmond, qui a pris sa retraite à l'âge de 100 ans l'an dernier, avant de mourir quelques mois plus tard.
Dans les années 40 et 50, à titre de gouverneur et de sénateur, Thurmond avait lutté farouchement contre la déségrégation raciale dans le Sud des États-Unis. "Toutes les lois de Washington et toutes les baïonnettes de l'armée ne suffiront pas à nous forcer à accepter les Noirs dans nos maisons, nos écoles, nos églises", avait déclaré Thurmond lors de la campagne présidentielle de 1948.
Il y a un an, presque jour pour jour, un leader républicain, Trent Lott, a été obligé de quitter son poste de leader de la majorité au Sénat après avoir dit que les États-Unis n'auraient pas eu "tous ces problèmes pendant toutes ces années" si Thurmond avait été élu en 1948. Il a été puni pour avoir dit tout haut ce qu'un certain nombre de Blancs du Sud continuent de penser.
Ainsi, à l'âge de 22 ans, Strom Thurmond, futur héraut ségrégationniste, avait fait un enfant à une domestique noire de 16 ans qui travaillait dans la maison de son père, riche avocat de la Caroline du Sud. L'esclavage était aboli, mais les Blancs du Sud n'avaient pas encore abandonné leur droit de cuissage, si l'on peut dire.
"Mes enfants ont le droit de savoir d'où ils viennent", a déclaré Essie Mae mercredi dernier, lors d'une conférence de presse à Columbia, capitale de la Caroline du Sud. Entourée des membres de sa famille, l'enseignante à la retraite a ajouté: "Je ne suis ni amère ni en colère."
Dans une entrevue à Dan Rather, chef d'antenne du réseau CBS, la femme a raconté avoir découvert à l'âge de 16 ans l'identité de son père. Au moment de le rencontrer pour la première fois, elle ne savait même pas qu'il était Blanc. Dans les années qui ont suivi, Thurmond est resté en contact avec sa fille, qui lui rendait visite à sa résidence de gouverneur en passant par l'entrée réservée aux Noirs. Il lui a également envoyé de l'argent régulièrement et a payé ses études dans une université noire.
Pendant ce temps, en Caroline du Sud, les rumeurs couraient à propos de Strom Thurmond et de l'enfant illégitime qu'il aurait eue avec une servante noire. Mais les journaux locaux n'ont jamais voulu fouiller l'affaire. De toute façon, le politicien avait la réputation d'être chaud lapin. Cette réputation ne s'est d'ailleurs jamais démentie: en 1968, il s'est remarié à une ancienne Miss Caroline du Sud. Il avait 66 ans; elle en avait 22. Ils eurent quatre enfants.
Strom Thurmond a ainsi pu continuer à tenir un discours ségrégationniste tout en cachant sa "liaison" avec une femme de race noire. En 1957, il a notamment établi un record au Sénat en prononçant un discours de 24 heures 18 minutes pour empêcher l'adoption d'une loi garantissant les droits civiques des Noirs.
Essie May avait alors 32 ans. Elle aurait pu torpiller la carrière de son père en passant aux aveux. Mais un certain amour filial l'en a empêchée.
"Je me préoccupais de son bien-être, de sa carrière et de sa famille", a déclaré Essie May au cours de sa conférence. "Je n'ai jamais rien voulu faire qui puisse lui nuire."
Au fil des ans, Essie May a appris à vivre avec les deux images de son père: chaleureux avec elle en privé, intolérant à l'égard des Noirs en public.
"Je le connaissais au-delà de son image publique, a-t-elle dit. Je ne me suis certainement jamais réconciliée avec l'idée qu'il soit ségrégationniste, mais je ne pouvais rien faire. C'était sa vie."
Sur le tard, Strom Thurmond a changé de position sur la question raciale. Il a renié son passé ségrégationniste et embauché plusieurs Noirs à son bureau de sénateur. Il a aussi donné son appui à un congé national pour honorer Martin Luther King, un des principaux leaders du mouvement en faveur des droits civiques des Noirs.
Mais l'hypocrisie qui a marqué une bonne partie de sa vie fait bel et bien partie de l'héritage des États-Unis. Strom Thurmond n'est pas le seul Blanc à avoir profité de la condition inférieure des femmes noires pour mettre à l'épreuve sa virilité. Pour s'en convaincre, il suffit de penser à tous ces Noirs américains qui ont le teint pâle plutôt que foncé. La plupart d'entre eux peuvent revendiquer un ancêtre ségrégationniste ou esclavagiste.
"Enfin, je suis complètement libre", a déclaré Essie May Washington-Williams après avoir révélé son secret.