et patron de presse
03/12/2005
Pionnière du journalisme, militante antiesclavagiste, avocate, chef de file du mouvement d’émigration au Canada, recruteur de soldats noirs pendant la guerre de Sécession, Mary Ann Shadd Cary a beaucoup contribué à la victoire des causes abolitionnistes. Une descendante de la famille Shadd raconte l’histoire de sa grand-tante.
En 1850, le Congrès américain vote le Fugitive Slave Act qui autorise les Blancs à arrêter et à détenir n’importe quel Noir suspecté d’être un esclave en fuite. Même ceux qui sont nés libres courent le risque d’être capturés et, faute de preuves, réduits en esclavage. Des milliers d’Africains fuient les Etats du Nord. Nombre d’entre eux prennent la direction du Canada. Ce spectaculaire mouvement de réfugiés est connu sous le nom de « chemin de fer clandestin ». On estime qu’entre 1820 et 1860, 20 000 personnes se sont établies au Canada.
À l’époque où cette loi sur les esclaves fugitifs est votée, Mary Ann enseigne dans le Nord-Est des Etats-Unis. Née libre dans le Delaware en 1823, elle appartient à une famille de militants abolitionnistes. Lorsque Henry et Mary Bibb, fondateurs du premier « journal noir » du Canada, Voice of the Fugitive, l’invitent à les rejoindre, elle s’installe à Windsor (Ontario). Elle y ouvre en 1851 une école pour les enfants d’esclaves fugitifs. Elle devient également un des chefs de file du mouvement d’émigration, cachant chez elle de nombreux fugitifs.
En 1852, elle publie A Plea for Emigration ou Notes of Canada West, ouvrage dans lequel elle présente le Canada comme un pays refuge, non seulement pour les esclaves fugitifs, mais aussi pour les Afro-américains nés libres, en butte à un nombre toujours croissant de restrictions dans les États du Nord. Grande oratrice, elle attire rapidement de nombreux adeptes, mais son franc-parler ne tarde pas à lui causer des ennuis. Une querelle avec les Bibb au sujet des écoles réservées aux Noirs, qui alimente les pages du Voice of the Fugitive, lui coûte son poste d’enseignante.
Mary Ann Shadd décide alors de créer son propre hebdomadaire afin de contrôler la diffusion de ses idées. Une des premières femmes journalistes du Canada devient ainsi la première femme noire d’Amérique du Nord à fonder un journal. Le Provincial Freeman paraît à Toronto le 24 mars 1853. Consciente que sa position de rédactrice en chef peut heurter un lectorat, elle préfère s’en tenir aux rôles bien définis que le XIXe siècle réserve à chaque sexe. Elle demande donc à Samuel Ringgold Ward, abolitionniste noir et membre de la Société antiesclavagiste du Canada, de prendre ce titre. Quant à elle, elle parcourt le pays, donne des conférences et se consacre à la promotion de sa publication, qui deviendra quotidienne un an plus tard.
Le Provincial Freeman est un journal abolitionniste qui se consacre à la question de l’autonomie des Noirs et de leur intégration au sein de la société canadienne. Il dénonce le « begging », pratique consistant à réunir des fonds pour le compte des « fugitifs pauvres » en les présentant sous un jour misérabiliste et se fait le champion des droits des femmes, en offrant une tribune à des militantes telles que Lucy Stone Blackwell ou Lucretia Mott.
Malgré son succès, le Provincial Freeman ne parvient pas à perdurer, son lectorat se résumant à une élite cultivée assez restreinte. En 1860, le journal s’éteint. Mais ses sept années d’existence représentent déjà une belle réussite et le font figurer parmi le très petit nombre de publications appartenant à des patrons de presse noirs, aux côtés des journaux de Frederick Douglas. Il constitue aujourd’hui un précieux document pour les chercheurs.
Après le décès de son mari, Thomas F. Cary, un homme d’affaires de Toronto qu’elle a épousé en 1856, Mary Ann quitte le Canada avec ses deux enfants. Engagée par Martin Delany comme recruteur de soldats noirs pendant la guerre de Sécession, elle est sans doute la seule femme à avoir exercé ce métier. Puis elle fait des études de droit et devient une des premières avocates d’origine africaine à Washington D.C. À la fin de sa vie, elle donne un nombre croissant de conférences et participe activement à la lutte pour l’égalité des femmes et l’obtention du droit de vote.
Mary Ann Shadd Cary est morte le 5 juin 1893. Cette femme qui savait repousser les limites, en s’affranchissant des restrictions que l’on imposait à sa race et à son sexe, a eu droit à un hommage posthume : le titre de « personne d’importance historique nationale au Canada » lui a été décerné.
Ses descendants, ainsi que ceux de ses frères et sœurs sont disséminés au Canada et aux États-Unis. Je fais partie de ses descendants qui perpétuent sa mémoire, mais aussi des milliers d’autres qui ont émigré au Canada à cette époque.
Adrienne Shadd,
Ecrivain, chercheur et commissaire d’expositions
Source : Le nouveau Courrier Unesco Décembre 2004, titre originel : Femme, noire, patron de presse
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