La Loi qui porte mon nom, par Christiane TAUBIRA
13/09/2005
La question dite noire émerge enfin en France, pour le meilleur de la démocratie, et au détriment des rentiers de l’histoire officielle de la république, des technocrates du roman national et de leurs corrélats négationnistes. Christiane Taubira, députée de Guyane et ancienne brillante candidate à l’élection présidentielle de 2002 est l’éminente figure de cette révolution en pays de Gaule. Rompre l’épais mur de silence des élites de toutes les tendances politiques, sociales, confrériques sur l’histoire négrière, clé de voûte encore actuelle de la chape de plomb du racisme mélanophobe français relève de l’exploit, du pharaonique. Plus encore, la république a toujours réussi à prolonger son amnésie en s’arc-boutant sur la pusillanimité ou la corruption des élus, élites, célébrités noires de France. Les responsables des Etats africains que leurs postures de demandeurs quémandeurs chroniques disqualifie à toute interposition face aux apologies coloniales et au mépris des Africains et descendants d’Africains, ont toujours observé sur ces sujets un mutisme assourdissant.
Alors que la conviction d’une puissante et imminente représentativité des Noirs de France fait un inexorable chemin auprès des concernés, que la loi reconnaissant la traite et l’esclavage transatlantiques crime contre l’humanité est devenu le socle d’une légitimité communautaire, on voit poindre comme dans une stratégie finement menée, des attaques régulières visant à neutraliser la loi du 10 mai 2001.
Christiane Taubira, dont chacun connaît la qualité de la plume et la verve de l’oralité, reprend son bâton de pèlerin, dans un impeccable texte de rentrée, pour faire revivre la gestation, les espoirs et l’utopie généreuse que renferme la loi qui porte son nom. Beaucoup en attendent désormais une passe deux pour les présidentielles de 2007…
Soucieux de donner tout son écho à une personnalité dont l’engagement n’est aucunement contestable pour une France de tous et pour tous assumant l’entièreté de son histoire authentique, Afrikara publie en deux parties cet important texte de Christiane Taubira que l’on peut espérer fondateur […] : Le temps de la gestation [semaine du 11 septembre] et Un crime contre l’humanité dans l’agenda de la république [semaine du 18 septembre 2005], texte initialement paru dans la revue Nouveaux Regards de Septembre 2005.
Effervescences sociales : Le Temps de la gestation
L’idée de cette proposition de loi a, depuis cette année, et depuis cette année seulement, c’est édifiant, une multiple paternité. Il est troublant d’entendre d’anciens inconnus affirmer en être les instigateurs. Pourquoi aborder un sujet aussi dense par des propos d’apparence anecdotique ? Parce que là se trouve ce que Aimé Césaire appelait « le point de désencastration » (1).
Au commencement. En 1997, j’organise en Guyane « les mardis du savoir », un cycle de conférences à thèmes libres consacrés à la période esclavagiste. Je choisis de n’inviter que des femmes, guyanaises, vivant et rayonnant hors de Guyane. Femmes, parce que, de toutes les voix opprimées, la parole féminine est de tous temps la plus déniée. Guyanaises pour ancrer la réflexion en un territoire afin d’échapper au vertige d’une si longue histoire répartie en d’innombrables lieux et ayant bouleversé une quantité incalculable de modes de vie. Femmes venant d’ailleurs pour que ces paroles à la fois enracinées et exilées, porteuses d’expériences culturelles dispersées, postées à bonne distance du quotidien, affectives et raisonneuses, rencontrent les interrogations qui macéraient sur place.
Et pour tout dire, je me demandais si avaient existé un esclavage spécifiquement féminin chevillé au corps reproducteur, une sensibilité, une intuition, une prescience féminines des failles d’un système démoniaque et néanmoins humain, une marque particulièrement féminine sur la résistance et les sabotages, une déclinaison féminine de la détresse, des ruses, des luttes, des désespoirs, une inspiration plus féminine que chamanique pour repérer, dans l’environnement amazonien et caraïbe, les plantes pour empoisonner le bétail ou le maître, avorter par amour, envoûter ou guérir. Les thèmes furent variés, de la littérature au cinéma, du marronnage culturel aux conditions socio-économiques, des traces psychologiques aux normes familiales.
Ces conférences connurent un succès inattendu, grâce à un public mixte et nombreux, vif et curieux, insatiable qu’il fut chaque fois nécessaire d’expulser de la salle. Cet engouement d’un public guyanais d’ordinaire si réticent à de tels sujets, incongrûment pudique sur les épisodes tragiques de son passé, avouait une soif de dire et d’être que la perspective du cent cinquantenaire de la deuxième abolition de l’esclavage libérait, dès lors que s’offrait l’opportunité non pas d’assister de loin à des cérémonies officielles mais de participer de près à des tentatives pour retisser ensemble le fil d’une identité ajourée. Je comprenais ainsi, d’abord en mes terres, la rémanence de la blessure avant d’en éprouver la profondeur, le besoin de mots, mais d’abord les nôtres, pour nommer ces temps et ces choses et explorer ce que, dans notre manière de nous penser et de toiser le monde, il en est advenu. « L’important n’est pas ce que l’on a fait de toi, mais ce que tu fais de ce que l’on a fait de toi » admonestait Frantz Fanon à mi-chemin du siècle.
Comme à l’accoutumée, j’ai vogué. Mes errances m’ont conduite dans des symposiums internationaux en Martinique, à l’invitation du Comité Devoir de mémoire parrainé par Médecins du Monde, en Guadeloupe et Haïti à l’invitation d’Universitaires, à New York à l’invitation de Chercheurs parrainés par l’Unesco, mais aussi en Ile de France et en villes de France, en ces endroits où l’effervescence d’une Histoire qui enfin affleure prenait ses quartiers, mélangeant savants et amateurs, hébergeant cris et chuchotements, démêlant éclats et sanglots. En ces lieux foisonnants où se côtoyaient, s’articulaient, se télescopaient thèses et hypothèses, croyances et contresens, superstitions et démonstrations, expositions et reconstitutions, je retrouvais une humanité de tous âges et de toutes conditions sociales, de toutes origines géographiques et culturelles, une humanité ébouriffée, mortifiée, festive, affligée, volubile, consternée, une humanité découvrant parfois, dans la plus nue brutalité, que par des chemins tangents ou croisés, elle venait de cette histoire abominable et mystérieuse, l’histoire de l’humanité, l’histoire de plus de quatre siècles d’échanges entre trois puis quatre continents, l’histoire d’une incontestable mondialisation.
Des intellectuels de renom se mobilisent. Soyinka, Glissant et Chamoiseau signent un texte court : « Nul lieu au monde ne peut plus s’accommoder du moindre oubli d’un crime... Nous réclamons que les non-dits de nos histoires soient conjurés…Ensemble encore, nommons la traite et l’esclavage perpétrés dans les Amériques et l’océan indien : Crime contre l’humanité ». La Martinique accueille en débat des éminences de toutes les diasporas noires. La Guadeloupe prend des initiatives symboliques. Peu après la diffusion d’une affiche officielle d’une bienveillante idiotie « Tous nés en 1848 », des intellectuels, des artistes, des militants culturels et associatifs s’unissent et appellent à une marche silencieuse le 23 mai.
Les débats connaissent une nouvelle vigueur en Afrique. Ces paroles difractées, luxuriantes et polyphoniques se répercutent partout, plus bruyamment peut-être chez les femmes. Une souffrance qui s’écoule en flots muets, gicle en cri déchirant, jaillit en imprécation, martelant que la source en est trop profuse et violente pour se tarir seule, que le deuil ne se fera pas si le crime ne reçoit nom et statut.
J’ai buté sur cette désolation et ce chagrin partout, en Martinique, en Guadeloupe, à la Réunion, en Guyane, en France. Leur formulation était diffuse. Mais en tendant plus que l’oreille, en descellant l’esprit, les résonances intimes et l’empathie, on pouvait entendre ces clameurs ainsi que leurs nuances. Les dissonances entre ceux qui tonnaient leur exigence de reconnaissance et ceux qui l’imploraient non comme une aumône mais comme un droit, ne donnaient que plus de résonance à cette peine sans boussole. J’étais interloquée. J’avais conclu depuis plusieurs années un pacte avec cette Histoire. Je la ferais connaître inlassablement mais elle ne m’écraserait pas. Pas de sauvetage par naufrage. J’avais éradiqué ma haine. Je cultivais ma rage parce que je la crois encore féconde, pour entretenir mon aversion aux injustices. La traite négrière et l’esclavage furent et sont un crime contre l’humanité. Je n’avais nul besoin qu’un haut dignitaire le déclarât.
Or, je découvrais que cette parole officielle était indispensable à des milliers, à des millions de personnes. Des hommes, des femmes au crépuscule de leur existence, pourfendus en leur mitan par le tourment d’avoir longé leur vie sans saisir la clé d’inhibitions énigmatiques, de pulsions équivoques, d’une insécurité existentielle. Et aussi des garçons et des filles, jeunes pousses d’herbes fébriles qui pressentent qu’elles peuvent grandir et résister aux souffles erratiques d’alizés désorientés, et que surtout, elles le veulent. Le sentiment troublant de tenir son destin au creux de sa main sans bien savoir comment y poser le regard.
(1) « …cette étrange foule qui ne s’entasse pas, ne se mêle pas : habile à découvrir le point de désencastration, de fuite, d’esquive. Cette foule qui ne sait pas faire foule » Aimé Césaire in Cahier d’un retour au pays natal, Ed. Présence africaine 1983
Texte paru dans la revue Nouveaux Regards de Septembre 2005, revue de l'Institut de Recherches Historiques, Economiques, Sociales et Culturelles (IRHESC)
Christiane TAUBIRA
Jeu 11 Mai - 23:27 par mihou