Frederick Douglass et la voix de la liberté noire
Cornellier, Louis
Que connaît-on vraiment de l'infâme scandale que fut l'esclavagisme américain? Enfant, j'ai appris la profondeur de la méchanceté humaine en lisant une version pour la jeunesse de La Case de l'oncle Tom, ce puissant roman de l'écrivaine américaine Harriet Beecher-Stowe qui m'avait tiré les larmes. Il y eut, aussi, la célèbre télésérie Racines qui, malgré ses travers hollywoodiens, n'était pas dénuée de force d'évocation. Dans le même genre, plus récemment, le Amistad de Steven Spielberg ébranlait. Cette scène où des esclaves enchaînés les uns aux autres sont lâchement jetés à la mer illustrait ce que l'homme peut faire à l'homme.
Avec les Mémoires d'un esclave, de Frederick Douglass, nous sommes, toutefois, dans un registre différent. La voix qui s'exprime ici a vécu dans sa chair et dans son âme cette barbarie sans nom dont elle nous offre une vision de l'intérieur. Sans apparat, sans pathos ajouté, avec la noble droiture de celui qui connaît le prix de la liberté et qui, pour cette raison, ne ressent pas le besoin d'esthétiser ce qui mérite d'être su dans toute sa franche horreur, Frederick Douglass raconte sa vie de bête de somme battue, écrasée et méprisée et son combat, de même que celui de quinze millions de ses semblables, pour sa liberté d'homme. Il faut savoir gré aux militants Normand Baillargeon et Chantal Santerre de nous permettre, par la traduction de ce classique américain, d'avoir accès à une oeuvre de portée universelle d'une rare puissance qui, en décrivant l'horreur de «l'Holocauste noir», s'impose comme un des plus beaux et plus douloureux hymnes à la liberté qui soit.
La liberté par la lecture
Né au Maryland, en 1818, de mère esclave et de père inconnu (il était blanc et peut-être était-ce son maître), Frederick Augustus Washington Bailey connaîtra les affres de l'esclavage pendant vingt ans. Le manque de sommeil, la faim, le froid, l'humiliation, le fouet à répétition, la peur, les séparations fréquentes d'avec les siens seront alors son lot quotidien. Certains de ses frères et soeurs en douleur seront même froidement assassinés devant lui sans que cela n'entraîne la moindre conséquence pour les meurtriers.
Alors qu'il est encore un enfant, une de ses maîtresses (au sens esclavagiste du terme) entreprendra de lui apprendre à lire. L'intervention du mari de cette dernière mettra toutefois rapidement un terme à cette éducation. On n'apprend pas à lire à un esclave; il pourrait y trouver le goût de la liberté et, puisque celle-ci lui est à tout jamais interdite, ses connaissances ne pourraient que le rendre malheureux. Cette intervention, pourtant, réveillera le petit Frederick. Ce que son bourreau lui refuse ne peut, en effet, qu'être bon pour lui. Et il apprendra, grâce à de multiples et rusés subterfuges, à lire et à écrire. Il apprendra, ce faisant, le goût de la liberté. Comme l'écrivent Baillargeon et Santerre en introduction: «Nous souscrivons donc volontiers au jugement de Carl Sagan qui, dans un émouvant chapitre de The Demon-Haunted World, explique que Douglass nous a montré que, si l'esclavage et la liberté sont multiples, tous les chemins de la liberté passent par l'éducation en général et par la lecture en particulier.»
Mais ces chemins de la liberté, pour Douglass, seront plus qu'ardus. Ballotté entre des maîtres cruels et d'autres plus banalement mauvais, le jeune esclave finira même par donner presque raison au bourreau qui voulait lui interdire l'éducation: «Il m'arrivait de penser qu'apprendre à lire avait été une malédiction plus qu'un bienfait. J'étais maintenant conscient de ma misérable condition, sans pour autant avoir ce qu'il fallait pour y remédier.» Mais, trop tard, il sait.
Douglass, d'ailleurs, consacre de très fortes et déchirantes pages à cette attitude qui consiste à écoeurer l'esclave au sujet de la liberté pour lui en enlever tout désir. Pendant les vacances des Fêtes, par exemple, les maîtres, écrit-il, encouragent les esclaves à se vautrer dans la boisson et les activités dégradantes pour bien leur faire comprendre qu'ils ne sont pas dignes de cette liberté: «Ils préféraient de beaucoup nous voir nous livrer à ces activités dégradantes plutôt que de nous comporter comme des êtres moraux, intelligents et responsables.» L'esclavagisme, ajoute Douglass, pervertit ainsi tous ceux qu'il concerne: les esclaves, à qui l'on fait croire que la liberté n'est pas pour des êtres inférieurs comme eux, et les maîtres, qui se condamnent, par cette idéologie, à la cruauté puisque, sans elle, le système ne tiendrait pas.
Lui-même très croyant, Douglass, par exemple, n'hésite pas à affirmer «que la religion, dans le Sud, n'est qu'une couverture pour masquer les plus horribles crimes»: «L'homme qui, durant la semaine, brandit le fouet ensanglanté se retrouve, le dimanche, sur la chaire et, de là, il se proclame ministre au service de l'humble et modeste Jésus. [...] Celui qui se présente comme champion de la vertu est le même qui vend ma soeur pour en faire une prostituée. Celui qui déclare que lire la Bible est un devoir religieux m'interdit d'apprendre à lire le nom de ce Dieu qui m'a fait.» Ces accusations, il faut le constater, n'ont pas vraiment perdu leur actualité.
En 1838, Douglass finira par s'évader et se retrouvera enfin libre à New York. En 1845, au moment d'écrire son livre, il entretient volontairement le mystère sur les circonstances de son évasion afin de ne pas nuire à ses frères et soeurs qui voudraient en faire autant. De célèbres abolitionnistes comme W. L. Garrison, du Liberator de Boston, William Coffin et Wendell Phillips l'accueilleront et l'inciteront à se faire orateur et pamphlétaire au service de la cause des siens, ce que Douglass ne manquera pas de faire jusqu'à sa mort, en 1895.
Texte d'une lumineuse clarté - et magnifiquement traduit - qui entonne le chant de la liberté grondant au coeur de tout homme, les Mémoires d'un esclave de Frederick Douglass (son nom d'homme libre) font entendre la même fulgurante et douloureuse beauté que les chants noirs de ses frères enchaînés qui ont marqué son enfance: «Ces chants racontaient une odyssée de malheurs qui était alors bien au-delà de mes faibles capacités de compréhension; leurs sonorités puissantes, lourdes et profondes laissaient échapper la prière et la complainte de l'âme des esclaves débordant d'une amère souffrance. Chaque note était un témoignage contre l'esclavage et une prière s'élevant vers Dieu pour l'implorer de les libérer de leurs chaînes.»
En 1865, aux États-Unis, le cauchemar a pris fin, même si le combat n'était pas achevé. Aujourd'hui, dans le monde, vingt millions d'adultes demeurent des esclaves, alors que des centaines de millions d'enfants subissent un sort qui s'approche de ce statut.
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Mémoires d'un esclave
Frederick Douglass
Traduit de l'anglais par Normand Baillargeon et Chantal Santerre
Lux, Montréal, 2004, 182 pages