Le nouveau visage de l'islam de France
Tous les représentants des musulmans de France ont participé à l'union nationale autour des deux journalistes. Le ministre espère changer la face de l'islam de France.
Christophe Deloire
C'était il y a un an, le 28 août 2003. Dominique de Villepin était ministre des Affaires étrangères. Devant la Conférence des ambassadeurs réunie au centre de conférences de l'avenue Kléber à Paris, il assurait que « les événements qui se déroulent à Haïfa, à Bassora ou à Srinagar trouvent par des voies souterraines un écho dans d'autres régions du monde ou sur d'autres continents ». Peu après, devant le conseil des ministres, le chef de la diplomatie française s'inquiétait de la réaction de la rue arabe, très hostile à la loi sur la laïcité à l'école.
Un an plus tard, l'ancien secrétaire général de l'Elysée, qui publie bientôt un livre sur son action dans la crise irakienne sous le titre « Le requin et la mouette », n'a plus de compétences en politique étrangère. Mais, comme tout est lié, les fracas de la planète le rattrapent au ministère de l'Intérieur. La secousse d'une prise d'otages ébranle la France par la voie des airs, la voix d'Al-Jazira. A cette occasion, le natif de Rabat, qui sait deviner les mystères de l'Orient compliqué, découvre que l'Hexagone n'est pas simple non plus.
Après les faits divers de l'été, les visites aux secours en montagne, les inspections de commissariats, voilà que le dossier Chesnot-Malbrunot oblige le ministre à revenir à la politique, avec son lot de visages stratégiques et de concessions. Et s'occuper de l'islam de France, c'est autre chose que gérer les problèmes des incendies de forêt. Le jeu de go est plus difficile que le boulier.
Le vendredi 27 août, de 18 heures à 20 h 15, Villepin réunit en secret les quatre plus grandes fédérations du Conseil français du culte musulman (CFCM). Pur hasard. Objet : la rentrée scolaire et la question du foulard. Le ministre ignore la crise à venir. Le samedi 28, l'Armée islamique d'Irak réclame l'abrogation de la loi sur les signes religieux à l'école. Le soir même, Villepin convoque en urgence le bureau du CFCM. Rendez-vous est pris pour le lendemain 11 heures. A Saint-Etienne, à Lille ou Lyon, les membres de l'instance représentative se mettent en route, direction la place Beauvau.
Prévue pour une durée d'une heure, la réunion ne dépasse pas trente minutes. En arrivant, le secrétaire général de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), Fouad Alaoui, s'habille des couleurs de la République. « Dans nos déclarations, il n'y aura pas de "mais" », dit-il en préambule. Villepin apprécie. Il goûte ces termes plus encore que ceux de Dalil Boubakeur, le recteur de la Mosquée de Paris, président du CFCM, qui dénoncera l'« odieux chantage ». Sur fond de tragédie, un ange passe.
Ensuite, Villepin convie tout ce petit monde dans la salle des fêtes. Tel un animateur de télévision, il donne la parole à ses invités. Autour du ministre de l'Intérieur, les responsables du CFCM s'avancent vers le micro. Ils ont la mine grave. La force des mots. Le besoin des mots. Tous affichent leur émotion en faveur des deux journalistes pris en otages par l'Armée islamique d'Irak. Tous regrettent que le groupe armé se soit ingéré dans la polémique française sur le voile à l'école.
Le président du CFCM invite à des « réunions et prières » dans toute la France pour Chesnot et Malbrunot. Fouad Alaoui, de l'UOIF, suggère que des prières collectives soient effectuées dans les mosquées. Etrange ironie de l'histoire. Dans cette même salle, pendant les pourparlers qui ont conduit à la création du CFCM, du temps de Vaillant et de Sarkozy, des négociateurs fondamentalistes avaient déroulé leurs tapis de prière. Ils s'étaient agenouillés vers La Mecque. Leurs prières tenaient de la provocation. « Pour nous, c'est impensable, nous n'aurions pas laissé faire », confie un proche de Villepin. Aujourd'hui, les appels à la prière lancés en cet endroit ravissent toutefois le ministre.
« On a changé d'ère »
Curieux retournement. L'Union des organisations islamiques de France et Dominique de Villepin qui se prodiguent des amabilités, voilà qui ne manque pas de sel. Car, jusque-là, le ministre ne portait pas l'UOIF dans son coeur. Il craint son inspiration issue de l'idéologie des Frères musulmans, la grande mouvance radicale d'origine égyptienne. Il sait ses liens étroits avec le cheikh El-Qardaoui, un habitué des plateaux de télévision d'Al-Jazira qui légitime les attentats-suicides en Israël. En privé, Villepin a confié maintes fois à son cabinet que, lui, il n'aurait pas admis l'UOIF à la table de la République. Du moins pas comme ça. Il n'aurait pas procédé à l'instar de Sarkozy, qui posait pour la photo la main sur l'épaule du président de l'UOIF. Analyse radicalement différente de Sarkozy, qui a rendu hommage à la « réaction remarquable » des membres du CFCM, ajoutant : « De toute crise, il y a toujours une lumière, de l'optimisme qui peut sortir. » Sous-entendu : grâce au CFCM que j'ai porté sur les fonts baptismaux.
Villepin a le verbe droit et une aisance pour le concept. Il clame haut et fort son souci de fermeté face à l'islamisme. Il ne dédaigne pas de faire connaître son expérience depuis qu'à ses débuts au Quai d'Orsay il a suivi la révolution iranienne. Sur le fondamentalisme, la naïveté n'est pas son fort, aime-t-il à souligner. Mais ce 29 août, avec son approbation, l'UOIF réussit un « coup de communication » inattendu : une membre du Conseil français du culte musulman, Fatiha Ajbli, qui porte le foulard, annonce au micro qu'elle « refuse que son voile soit taché par le sang ». Cette charmante jeune femme ajoute, dans un accès de lyrisme, être disposée à un acte de bravoure : se rendre en Irak pour « servir d'otage de substitution ».
Je te tiens, tu me tiens par la barbichette. L'UOIF vient de se rendre utile à Villepin. Elle a même proposé une médiation dans le dossier Chesnot-Malbrunot. Un proche du ministre de l'Intérieur commente : « On a changé d'ère. Tous les membres du bureau du CFCM se sont rangés comme un seul homme sous la bannière de la République. Ils ont pris les mauvais augures à contre-pied. Au-delà de la tragédie de Chesnot et Malbrunot, la journée de dimanche a été un moment clé. » Décryptage : Villepin aurait convaincu l'UOIF de renoncer à « des rhétoriques trop complexes » au profit d'un « langage clair ». En trente minutes, l'islam de France aurait gagné dix ans.
Dans l'entourage du ministre, l'on se félicite que Lhaj Thami Breze et Farid Alaoui fassent désormais du prosélytisme auprès de leur base en faveur du soutien à la République. Au risque de se couper de cette base, justement ? « Si c'est le cas, nous distinguerons les moutons noirs, et c'est plus facile à traiter », explique-t-on au ministère.
Au cabinet du ministre de l'Education nationale, François Fillon, satisfaction à l'avenant : « L'UOIF était jusque-là dans une logique juridique pour contourner la loi sur le voile. Au cours du week-end, elle est passée à une logique républicaine. » De fait, l'UOIF a modifié son discours. Début juillet, l'organisation conseillait aux jeunes filles de se présenter à l'école dans les tenues qu'elles « auront choisi de porter ». Le texte voté à l'Assemblée était considéré comme une loi d'exclusion. La voici soudain « équilibrée ». Explication de texte : Fouad Alaoui assure que l'actualité empêche les associations musulmanes de faire valoir les droits des jeunes filles voilées.
Villepin a-t-il réussi la gageure de changer le visage de l'UOIF ? Ou la « politique compassionnelle » n'est-elle qu'un exercice obligé qui coulera aussi vite que l'eau sous le pont Mirabeau ? En tout cas, Jacques Chirac a rendu hommage à « la réaction unanime des représentants des musulmans de France » pour « défendre les principes qu'ils ont en partage avec tous leurs concitoyens ». Il y a quelques mois, des dirigeants de l'UOIF n'avaient pas hésité à mobiliser des contacts au Moyen-Orient contre le voile. Qu'est-ce qui a changé ? L'UOIF ou les circonstances ?
Questions à Tariq Ramadan
Le Point : Les adversaires de l'intervention américaine en Irak peuvent-ils justifier l'enlèvement de journalistes ?
Tariq Ramadan : Non. Même si l'on est contre l'intervention américaine, les enlèvements et les assassinats sont des actes inacceptables et contraires à tous les principes de l'islam et des droits humains, quelle que soit la situation politique en Irak. Les musulmans et les organisations islamiques doivent systématiquement condamner les prises d'otages.
Le gouvernement français doit-il céder au chantage ?
Surtout pas. Les institutions et les musulmans de France sont concernés au premier chef. Ils doivent appeler le gouvernement français à ne pas céder à cet odieux chantage et offrir leur concours pour trouver une solution à cette horrible affaire.
Voulez-vous dire que les musulmans de France doivent se mobiliser pour la libération des deux journalistes ?
Oui. Les musulmans du monde entier doivent dénoncer tous les actes ignobles perpétrés au nom de leur religion par des individus qui trahissent les valeurs islamiques. Les musulmans de France doivent aussi rappeler qu'ils sont citoyens d'un pays démocratique, qui permet le débat sur le voile islamique.
Avez-vous un message à transmettre à l'Armée islamique d'Irak ?
Oui, de libérer immédiatement et sans condition les deux journalistes français. En temps de guerre comme en temps de paix, on ne peut accepter que des journalistes soient pris pour cibles Propos recueillis par Ian Hamel (à Genève)
Le Hijab Day aura-t-il lieu ?
Depuis Londres, une Assemblée pour la protection du hidjab, soutenue par nombre d'associations musulmanes à travers le monde, appelait à une journée de solidarité le 4 septembre « avec ceux qui sont opprimés par les lois intolérantes de certaines religions dans des pays comme la France, l'Allemagne et d'autres lieux dans le monde ». Appel relayé par un site Internet (prohijab. net), sur lequel toutes sortes de foulards islamiques sont proposés à la vente, entre 4,50 et 8 livres pièce. Des rassemblements étaient prévus à Londres, devant l'ambassade de France, et à Paris. Tout dépendait, mardi 31 août, de l'issue de l'affaire des otages en Irak. « Nous revoyons notre programme en fonction des événements », dit cette représentante de Prohijab à Londres.
De son côté, l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) met en place un Comité 15 mars et libertés regroupant des psychologues, des juristes, des assistantes sociales, que l'on peut joindre sur un Numéro Vert. L'objectif ? « Aider les filles qui portent le foulard à trouver des solutions qui leur permettent d'entrer dans les écoles, dit-on à l'UOIF. Elles peuvent ainsi avoir un foulard discret - type bandana - qui cache juste un peu les cheveux et laisse apparaître le cou et les oreilles. »
« Tous les élèves seront accueillis lors de la rentré scolaire, même en cas de tenue ostensiblement religieuse », a déclaré le ministre de l'Education nationale, François Fillon, à Libération le 31 août. Pour autant, explication n'est pas négociation : l'Education nationale ne composera pas avec les termes de la loi Jérôme Cordelier
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