Interview de Gilles Képel*
« L'exemplarité du martyr »

Propos recueillis par Catherine Golliau

Le Coran prône la guerre sainte, le djihad. L'islam est-il violent par essence ? Al-Qaida et le terrorisme contemporain sont-ils, comme ils le revendiquent, de pieux guerriers de la cause musulmane ? Réponse de Gilles Képel, spécialiste de l'islam contemporain.

Le Point : Vous venez de publier les textes commentés d'Oussama ben Laden et des têtes pensantes du terrorisme islamique dans « Al-Qaida dans le texte » (PUF, 2005). Le combat de cette nébuleuse terroriste peut-il être analysé comme un nouveau combat Jésus-Mahomet ?

Gilles Képel : C'est ce que les idéologues d'Al-Qaida veulent faire croire en essayant de diaboliser les chrétiens et les juifs, qu'ils considèrent comme des impies, catégorie dans laquelle ils incluent d'ailleurs la grande majorité des musulmans, qu'ils estiment insuffisamment attachés au principe de la guerre sainte telle qu'ils la conçoivent. Mais Ben Laden et consorts récupèrent aussi le vocabulaire du nationalisme arabe traditionnel pour attirer à eux les opposants à l'impérialisme américain, le « grand Satan ». Dans un monde où il n'y a plus de bipolarité, l'islamisme radical s'efforce de remplir le rôle de principal opposant à la puissance américaine à travers les nouveaux médias, l'Internet ou la télévision par satellite. Cela dépasse le champ du religieux.

L'islam en tant que religion accepte-t-il le terrorisme ?

Le terme « djihad » tel qu'il se présente dans le Coran et les textes de la tradition musulmane a plusieurs sens. Il signifie aussi bien l'effort pour être meilleur que la guerre sainte pour se défendre contre les non-musulmans ou conquérir des territoires. Cette composante guerrière s'était en partie estompée, même si, par exemple, la guerre d'Algérie avait repris la mémoire du djihad pour lancer la guerre d'indépendance. Mais il revient au théoricien Abdallah Azzam, un Frère musulman palestinien, d'avoir remis l'accent sur la priorité du djihad au sens guerrier, lors de la guerre d'Afghanistan. Son objectif était de libérer les territoires musulmans de l'occupation des impies, et soulever les masses pour permettre l'établissement d'une théocratie. Après son assassinat en 1989 et la fin de la guerre afghane, le sens du djihad a évolué. Toutes les guérillas islamiques, que ce soit en Bosnie, au Cachemire ou en Tchétchénie, ont en effet échoué. On est alors passé du djihad de défense au sens classique à un djihad individuel fondé sur le martyr, théorisé par Ayman al-Zawahiri, le plus important des « penseurs » d'Al-Qaida. Pour lui, l'exemplarité du martyr doit galvaniser les autres musulmans.

En Irak, le terrorisme sunnite prend d'abord pour cible les chiites. Assiste-t-on aujourd'hui à la décomposition de l'islam ?

Un auteur comme le sunnite Abou Moussab al-Zarkaoui qui mène le combat terroriste en Irak considère les chiites comme des hérétiques, ce qui justifie leur mort au nom du djihad. C'est une attitude infiniment dangereuse pour l'islam, mais elle n'est pas nouvelle. Depuis le début, les musulmans connaissent le spectre de la sédition, la « fitnah », la guerre civile, qui à terme menace cette civilisation en son ensemble.

Le dialogue interreligieux est-il possible aujourd'hui entre l'islam et le christianisme ?

N'en déplaise aux déclarations d'intention lors de conférences très médiatisées, dans les faits, il est au point mort, chacun accusant l'autre de prosélytisme. Mais les conversions de part et d'autre sont rares. L'Algérie enregistre bien des conversions vers les évangélistes protestants, nouveaux venus dans le pays. Mais c'est un phénomène très limité. L'Eglise catholique, qui est là depuis des siècles, préfère rester discrète et prudente. L'apostasie en islam est en effet passible de la peine de mort. On observe aussi, y compris en Arabie saoudite, la sécularisation d'anciens islamistes radicaux, surtout chez les intellectuels. Cela ne peut occulter les conversions vers l'islam, souvent radical, de jeunes Occidentaux, phénomène assez nouveau dont on a vu la trace lors des attentats du 7 juillet à Londres, où l'un des suspects était jamaïquain. Un marché planétaire du religieux est en train d'apparaître. La conversion à l'islam ou au christianisme s'explique par la relativisation des traditions et des croyances. On fait son marché religieux sur Internet comme on fait ses courses par mail. Hier, les prédicateurs enseignaient que l'islam se propageait par le sabre et le Coran. Aujourd'hui, pour les plus radicaux, c'est par la bombe et l'Internet
* Professeur à l'Institut des sciences politiques
© le point 22/09/05 - N°1723 - Page 78 - 688 mots