Islam-christianisme : guerres et amour
Jésus contre Mahomet ? Les actes de terrorisme perpétrés par des groupuscules se réclamant de l'islam ne peuvent faire oublier les liens qu'ont toujours entretenus, malgré les combats, les deux religions.
Faouzi Skali
«De tous les prophètes, le plus proche de moi est Jésus, fils de Marie. Il n'y a entre lui et moi aucun autre prophète », dit un « Hadith » (propos) attribué à Mahomet et souvent cité pour souligner la proximité entre les religions chrétienne et musulmane. Un verset du Coran (5182) affirme de même : « Tu constateras que ceux qui sont les plus proches des croyants [musulmans] par l'amitié sont ceux qui disent : "Oui, nous sommes chrétiens"... » De nombreux versets dans le Coran et des « Hadiths » soulignent l'importance de personnalités qui constituent l'univers du christianisme tels que Zacharie, Anne, Elisabeth, Jean le Baptiste, les apôtres et bien sûr Jésus. Chrétiens et musulmans partagent aussi une même perspective messianique : le retour de Jésus-Christ à la fin des temps. Mais les deux religions ont une vocation commune qui exacerbe leur rivalité : elles aspirent à la diffusion universelle de leur message. Pour des questions tant théologiques qu'historiques, elles ont donc eu et continuent d'avoir des rapports conflictuels, mais aussi des échanges féconds.
Très tôt, à l'âge de 12 ans, Mahomet rencontrera, lors d'un voyage vers la Syrie, le moine chrétien Bouhayra, qui avait eu la prémonition de son destin prophétique. Plus tard, lors de la première révélation, une autre confirmation de la mission du Prophète sera apportée par Waraka ibn Nawfal, un cousin de son épouse, converti au christianisme. Un autre événement allait inscrire dans la mémoire de l'islam cette relation de proximité entre chrétiens et musulmans : devant les persécutions auxquelles s'exposaient ses compagnons à La Mecque, Mahomet va leur recommander de prendre refuge auprès du Négus, le roi chrétien d'Abyssinie. Ce dernier, après avoir entendu des versets du Coran relatifs à Jésus et Marie récités par les fugitifs, refusera de les livrer à des émissaires mecquois.
Le premier contrat politique, signé du temps du Prophète, entre chrétiens et musulmans sera conclu à Najrane en 632 entre la tribu arabe chrétienne de Bel-Harith après que celle-ci eut décidé de s'en remettre à l'autorité des musulmans : « La protection de Dieu et la garantie du Prophète Mahomet, envoyé de Dieu, s'étendent sur Najrane et alentour... Aucun évêque ne sera déplacé de son siège épiscopal, ni aucun moine de son monastère, ni aucun prêtre de sa cure. Aucune humiliation ne pèsera sur eux, ni le sang d'une vengeance antérieure à la soumission ». Ce traité fera jurisprudence sur la question du statut de « protégés » (dhimmi) des communautés religieuses non musulmanes en terre d'islam. Ces dispositions juridiques internes à l'islam allaient permettre une forme de coexistence très riche entre musulmans, chrétiens et juifs à différentes périodes historiques, aussi bien en Orient (Palestine, Syrie, Mésopotamie) qu'en Occident (Maghreb, Espagne, Sicile). Les chrétiens joueront ainsi un rôle important sous les Abbassides (750-1258) comme traducteurs (principalement d'oeuvres de l'Antiquité grecque), médecins, savants ou administrateurs.
Vers l'an 1000, un jeune chrétien, Gerbert d'Aurillac, fit le voyage de son Auvergne natale jusqu'à Fès pour étudier à l'université El-Karawiyine les mathématiques et l'astronomie. Il introduisit en Europe ce qu'il a été convenu d'appeler les « chiffres arabes » avant de devenir le pape Sylvestre II (de 999 à 1003).
Des dates allaient marquer les limites de cette expansion culturelle de l'Orient musulman vers l'Occident : 1498, fin de la Reconquista espagnole ; 1571 et 1683, batailles de Lépante et de Vienne, qui marquent la fin de l'expansion ottomane. Mais déjà, en Orient, la période des croisades qui s'étendit du XIe au XIIIe siècle avait marqué, d'une façon symétriquement opposée, les imaginaires chrétiens et musulmans. Ces entreprise guerrières sans merci étaient, de par leur durée même, la première occasion de contacts directs entre les chrétiens du Nord et les musulmans d'Orient. Cette situation a induit des amitiés, entre des membres de l'ordre des Templiers, installés en Terre sainte, et des musulmans affiliés à des confréries soufies. Un autre épisode illustre cette rencontre des hommes et des spiritualités, en dépit des combats : celle, au cours de la 5e croisade, de saint François d'Assise avec le neveu de Saladin, al-Malik al-Kamil, à Damiette, où celui-ci était accompagné par le soufi Fakhr ad Din al-Farisi, que Frédéric II de Hohenstaufen, alors empereur d'Allemagne, tenait en haute estime.
Plus tard, en pleine période de colonisation, l'émir algérien Abd el-Kader va aussi entretenir un rapport riche et fécond avec la France contre l'invasion de laquelle il fut pourtant le plus célèbre résistant. Il défendra, pendant son exil en Syrie, la communauté chrétienne de Damas attaquée par les druzes. Cette période fut aussi l'occasion de rencontrer l'islam pour des chrétiens tels que Charles de Foucauld ou Louis Massignon. Les recherches en islamologie de ce dernier ont fait connaître à l'Occident, et à beaucoup de musulmans, des textes et des personnages fondamentaux du patrimoine spirituel islamique. Son oeuvre maîtresse, « La passion de Hallaj », allait faire saisir de l'intérieur comment une expérience christique spirituelle pouvait être vécue par un saint soufi musulman. Charles de Foucauld appellera la nuit de sa véritable conversion à la foi chrétienne la « nuit du pouvoir » (laylat al-Kadr), évoquant ainsi celle où Mahomet reçut sa première révélation.
Mais l'époque coloniale fut aussi vécue par beaucoup comme un traumatisme qui déclenchera une véritable crise idéologique chez certains théologiens et penseurs musulmans, comme les réformistes de la salafiya. Pour eux, les pays musulmans étaient devenus colonisables parce qu'ils avaient dévié du modèle islamique des origines. Ce premier courant de la salafiya considérait qu'il n'y a pas de conflit en islam entre foi et raison, comme ce fut le cas en Occident. Les sociétés musulmanes pouvaient donc développer les mêmes sciences et techniques d'organisation que les Occidentaux sans avoir besoin de se séculariser. Leur chef de file, l'Egyptien Mohammed Abdou (1845-1905), écrira un livre au titre évocateur : « L'islam et le christianisme devant la science et la civilisation ». Plus tard, l'orientation de ce mouvement vers l'action politique, en Egypte, chez les Frères musulmans, et sa conjonction avec le wahhabisme de l'Arabie saoudite créeront une nouvelle forme radicale de salafisme. Aujourd'hui, ce dialogue est devenu presque invisible devant ce qui apparaît comme un retour des guerres de Religion. Mais les religions ne sont-elles pas utilisées aussi comme des idéologies de pouvoir ?
Les relations islamo-chrétiennes
662-661 Début de la conquête musulmane
711 Conquête musulmane de l'Espagne
718 Début de la Reconquista chrétienne en Espagne
756 Dynastie ommeyyade à Cordoue
1099 Les croisés prennent Jérusalem
1453 Prise de Constantinople par les Ottomans
1492 Prise de Grenade par les chrétiens
1571 Les Turcs battus à Lépante
1683 Echec des Turcs devant Vienne
1830 Conquête française en Algérie
1924 Abolition du califat en Turquie. La Turquie va devenir laïque
1928 Fondation en Egypte des Frères musulmans
1932 Création du royaume wahhabite d'Arabie saoudite
1948 Proclamation de l'Etat d'Israël
1979 République islamique en Iran
1993 Les talibans prennent Kaboul
1995 Attentats terroristes islamiques à Paris
2001 Attaque d'Al-Qaeda sur New York et Washington
2003 Seconde guerre du Golfe
2004 Attentats islamiques à Madrid
2005 Attentats islamiques à Londres
Anthropologue, auteur, entre autres, chez Albin Michel de « Jésus dans la tradition soufie » (2004), directeur du festival de Fès des Musiques sacrées du monde.
© le point 22/09/05 - N°1723 - Page 76 - 1026 mots