Des terres, et vite !
AFRIQUE DU SUD - 30 avril 2006 - par ÉLISE COLETTE
Douze ans après la fin de l’apartheid, le gouvernement doit rendre leurs terrains aux Noirs sans mettre en péril le secteur agricole.
« Certains fermiers tentent aujourd’hui de faire pourrir la réforme agraire. Ça ne pourra pas continuer éternellement », a jugé le 21 avril Tozi Gwanya, le président de la Commission sud-africaine de redistribution des terres. « Si nous ne parvenons pas à un accord avec eux d’ici six mois, nous passerons à la vitesse supérieure. » Autrement dit : le gouvernement achètera leurs terrains au prix fixé. Au risque de sembler emprunter le chemin pris, il y a cinq ans, par le Zimbabwe. L’Afrique du Sud est-elle en train de se débarrasser violemment de ses fermiers blancs pour contenter une population noire de plus en plus déçue des résultats de la politique menée par le Congrès national africain (ANC) depuis son accession au pouvoir en 1994 ?
Le pouvoir s’en défend. En même temps qu’elle remettait en question pour la première fois, en juillet 2005, le principe appliqué jusqu’alors du « willing seller-willing buyer » (vente et acquisition volontaire des terres), la vice-présidente Phumzile Mlambo-Ngcuka s’est voulue rassurante : « Nous avons tiré des leçons de l’expérience zimbabwéenne sur la façon d’accélérer les choses. »
Chez le voisin du Nord, la méthode radicale de Robert Mugabe a mis le pays à genoux. Depuis que 4 500 fermiers blancs ont été forcés de rendre leurs propriétés foncières, la production agricole n’a cessé de péricliter. L’ancien grenier de l’Afrique australe est aujourd’hui obligé d’importer ses ressources alimentaires. Si le secteur agricole représente une part bien moins importante en Afrique du Sud (4 % du PIB seulement) et si le gouvernement est jusqu’à maintenant resté prudent, l’enjeu politique et symbolique y est tout aussi fort.
Selon Tozi Gwanya, quelque 355 terrains et propriétés agricoles sont susceptibles d’être prochainement confisqués, si leurs actuels propriétaires refusent de négocier. Même si les autorités auraient préféré se passer de la manière forte, la loi les y autorise, selon le Bill of Rights de 1996 qui stipule qu’une « personne ou une communauté dépossédée de sa propriété après le 19 juin 1913 en raison des anciennes lois discriminatoires est éligible soit à la restitution, soit à une compensation équitable ».
Au total, depuis qu’elle a débuté ses travaux en 1994, la Commission de redistribution des terres a reçu près de 70 000 réclamations. Environ 60 000 plaintes ont été satisfaites. Mais elles concernaient surtout des zones urbaines ou périurbaines, où les plaignants ont principalement opté pour une compensation financière. Reste à solder le plus difficile : le cas des grandes propriétés agricoles (entre 300 et 15 000 ha) où désirent s’installer les descendants de ceux qui en ont été chassés sous l’apartheid. L’ANC promet depuis dix ans que, d’ici à 2014, 30 % de la terre arable appartiendra à des Noirs. Aujourd’hui, un peu plus de 4 % ont été réellement transférés.
L’insistance de l’ANC à régler le problème est récente. Le 3 février dernier, dans son discours à la nation, Thabo Mbeki a identifié la restitution des terres comme l’une des priorités de son gouvernement et a reconnu que le rythme de la réforme était trop lent. En raison parfois de complications administratives (beaucoup d’actes de propriété manquent), et plus souvent à cause des prix trop élevés que demandent les fermiers blancs. Surtout parce que « restitution » ne veut pas automatiquement dire « redistribution d’un moyen de production efficace ». Bien souvent, sur les terrains récupérés par des Noirs depuis 1994, les champs sont laissés en friche, seules de petites parcelles destinées à la subsistance de la communauté sont cultivées.
Le 19 avril, dans sa première longue étude sur l’agriculture sud-africaine, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) tirait la sonnette d’alarme : « Certains des bénéficiaires de la réforme se sont révélés mal formés pour gérer des fermes commerciales dans un environnement à risques, ou ne parviennent pas à lever suffisamment de capitaux pour exercer. L’expérience montre qu’une sélection sérieuse et un suivi des bénéficiaires sont cruciaux pour que la réforme agraire se transforme en une activité commerciale durable. » Un défi de taille si l’agriculture sud-africaine veut rester ce qu’elle est aujourd’hui : l’une des plus conformes aux règles que l’OMC tente d’imposer. Le taux de subventions agricoles est parmi les plus bas au monde (5 %, contre 34 % en Europe).
http://www.jeuneafrique.com/jeune_afrique/article_jeune_afrique.asp?art_cle=LIN30046desteetivte0