Le pays où l'argent ne vaut plus rien
Depuis la réforme agraire de l’an 2000 et la chasse aux fermiers blancs, l’ancien grenier d’Afrique australe ne nourrit plus ses quelque 13 millions d’habitants. Les investisseurs ont quitté le pays et la production agricole s’est effondrée. En février dernier, le gouverneur de la Banque centrale, Gideon Gono, a fait imprimer 21 000 milliards de dollars zimbabwéen, pour éponger un arriéré de 211 millions de dollars américains dus au Fonds monétaire international (FMI). Il faut maintenant 100 000 dollars du Zimbabwe pour obtenir un dollar américain. Autant dire que ce dollar africain ne vaut plus rien, une monnaie de singe dont il est prudent de se défaire sitôt acquise. A défaut, l’inflation s’en charge, à raison d’un galop annuel de 913, 6% en mars dernier. Mais Robert Mugabe s’entête. Pour payer les serviteurs de son régime autoritaire, il fait tourner la planche à billets.
En un an, les prix des biens et des services de consommation courante ont décuplé. En un mois, en mars dernier, l'électricité, le gaz et les carburants ont augmenté de 236%, le sucre, le miel et la confiture de 129%. Les loyers ont fait un bon de 3 015%, les services postaux aussi. Et cela fait maintenant six ans que ça dure. Il faut une brouette de billets pour faire le moindre achat et le plus sûr est d’investir en nature la moindre coupure de 500 dollars du Zimbabwe, la plus petite en circulation. Malgré leur dernière augmentation de 3 921%, les coiffeurs n’ont plus guère que leurs mains et leur savoir-faire à vendre. L’abyssale récession a depuis longtemps englouti les cosmétiques, transformant l’éducation et la santé en luxe inaccessible après avoir réduit l’alimentation de la majorité des Zimbabwéens à la bouillie de maïs du matin ou aux portions congrues de l’aide humanitaire.
Deux millions de dollars zimbabwéens pour louer une chambre
Le 27 avril, les autorités ont annoncé pour ce mois de mai une revalorisation de 200% des salaires des instituteurs et de la solde des hommes de troupe, qui seront désormais payés, respectivement, 33 et 27 millions de dollars par mois. Dans un pays qui compte plus de 70% de chômeurs, ces millionnaires du salariat resteront à la limite du seuil de pauvreté (25 à 30 millions par mois), un peu mieux lotis toutefois que les mineurs (6,5 millions) ou les ouvriers agricole, à peine 1,3 million mensuel. Or il faut compter entre 1,5 et 2 millions de dollars pour louer une chambre dans un quartier populaire de la capitale, Harare. Un bon tiers des Zimbabwéens survit de la charité internationale. Le Programme alimentaire mondial (PAM) a enregistré quatre millions de nécessiteux dans ses registres.
Le tout nouveau billet de 50 000 dollars frappé en février ne suffit pas à payer un pain entier. Et de toutes les façons, la farine manque souvent, comme d’ailleurs toutes les autres denrées de première nécessité, parmi lesquelles le pétrole qui sert non seulement à se déplacer, mais aussi à cuisiner ou à s’éclairer. Le 1er mai, journée internationale de revendication, plusieurs milliers de travailleurs du Congrès des syndicats du Zimbabwe (ZCTU) ont menacé de déclencher une grève. Mais ils ont préféré se réunir dans un stade de Harare plutôt que de braver les interdictions de manifester prononcées par les autorités. Les sans-travail ont pour leur part commencé à mourir. L’espérance de vie des hommes est de 37 ans, 34 ans seulement pour les femmes, une première mondiale puisque partout ailleurs celles-ci vivent plus longtemps.
Neuf habitants sur dix dans la misère
Au Zimbabwe, un adulte sur cinq est séropositif. Harare ne parvient plus à financer les importations des composants nécessaires à la fabrication locale des anti-rétroviraux. La pénurie menace les quelque 20 000 malades (sur 1,8 million de personnes contaminées) qui en bénéficient encore. Le sida tue 3 000 personnes par semaine. Il a déjà fait plus d’un million d’orphelins. A un million de dollars le poulet et 700 000 dollars la cagette de pommes de terre, la malnutrition fait le reste. Selon le président de la ZCTU, Lovemore Matombo, en avril 1984, lorsque l’ancienne Rhodésie du Sud s’est muée en Zimbabwe, «30% de la population vivait en dessous du seuil de pauvreté». Aujourd’hui, la poigne de fer de l’ancien combattant de la liberté, Robert Mugabe, a jeté dans la grande misère «plus de 90%» de ses compatriotes. Il y a 26 ans, ajoute Matombo, «le chômage touchait entre 15 et 20% des quelque 4,2 millions d’actifs, contre plus de 85% aujourd’hui».
La ZCTU réclamait «un minimum de 35 millions de dollars zimbabwéens par mois pour les travailleurs les moins bien payés». A défaut, la centrale menaçait de descendre dans la rue, exhortant les forces de l'ordre «à ne pas bloquer, à ne pas frapper» les manifestants. La peur de la répression est omniprésente. Garde prétorienne du régime, les gradés de l’armée, les éléments des forces spéciales et ceux des services de renseignement sont payés pour ne pas avoir d’états d’âme. De son côté, la Confédération des employeurs estime, elle-aussi que «les patrons sont dans la même situation difficile que leurs employés». Mais «chacun essaie de protéger le peu qu'il a». Et le pouvoir veille au grain. Les autorités viennent de concocter un projet de «loi sur l'interception des communications» invitant les sociétés de télécommunications qui opèrent au Zimbabwe à lui transmettre les conversations téléphoniques, les courriers électroniques et autre fax.
Quitter le pays pour survivre
A défaut du droit de manifester, de revendiquer ou même seulement de se plaindre, reste l’émigration. Trois millions de Zimbabwéens ont déjà franchi la porte de sortie pour s’installer en Afrique du Sud, aux Etats-Unis ou en Grande Bretagne. Leurs mandats améliorent le triste ordinaire de leurs familles. Ils représentent chaque mois quelque 50 millions de dollars américains qui contribuent au produit intérieur brut à hauteur d’environ 15 %. Mais le bateau coule. Entre 2004 et 2005, le tourisme a perdu 50% de ses visiteurs. Les touristes sont en voie de disparition depuis l’expropriation et le départ de la majorité des 5 000 fermiers commerciaux blancs. La réforme agraire n’a pas profité aux paysannat local. Mais elle a secoué l’opinion internationale et vidé les douillettes lodges des vastes plateaux du Zimbabwe comme les grands hôtels des chutes Victoria.
Le Zimbabwe ne fait plus recette. Sa compagnie aérienne publique, Air Zimbabwe s’apprête à licencier 30% au moins de ses quelque 1 200 employés. «Nous avons eu beaucoup de problèmes, notamment un contexte hyper-inflationniste, une économie affaiblie, des pénuries de carburant et une mauvaise publicité», explique le président du jadis florissant Bureau du tourisme zimbabwéen. Le Zimbabwe est à l’image de sa compagnie aérienne, en faillite. Son pilote, Robert Mugabe, promet de nouveaux lendemains qui chantent. A la mi-avril, le gouvernement a annoncé un plan de redressement économique dans lequel il liste les problèmes sans indiquer de solutions.
L’année dernière, une opération musclée a «nettoyé» les villes de leurs chômeurs expulsés à la campagne et abandonnés à la charité internationale. Fin avril, le ministère de l’Agriculture a remis sur le marché des «terres disponibles pour tous les Zimbabwéens qui en veulent» et surtout qui peuvent les acheter et qui disposent du capital nécessaire à leur mise en culture. Quelque 600 irréductibles fermiers blancs natifs du Zimbabwe se sont portés acquéreurs. «Cela ne veut pas dire qu'ils auront des terres automatiquement, la réforme agraire est irréversible, mais les Blancs qui se portent candidats pour acheter des terres seront traités comme tout autre Zimbabwéen», précise le ministre.
En 2000, Robert Mugabe avait besoin d’un argument de campagne pour s’incruster au pouvoir. Aujourd’hui, ses électeurs renvoyés à leur soucis quotidiens, il lui faut de l’argent frais. En attendant, il fait tourner la planche à billet et, avec elle, l’inflation qui vide les poches de ses administrés.
par Monique Mas
Article publié le 03/05/2006 Dernière mise à jour le 03/05/2006 à 17:17 TU