La vérité, c’est que la reconnaissance des différents crimes ne fonctionne pas par vases communicants : parler plus de l’un ne signifie pas nécessairement parler moins de l’autre ; on peut parler beaucoup de tous les crimes à la fois (c’est ce vers quoi il faut tendre : continuer de parler beaucoup de la Shoah, commencer à accorder la même place à l’esclavage et aux autres crimes contre l’humanité) comme on peut ne parler d’aucun (c’est un peu la situation qui régnait en France dans les années 50).
La vérité, c’est que l’occultation du tort fait aux Noirs - comme du tort fait aux colonisés - repose sur des ressorts beaucoup plus anciens, profonds, puissants et complexes que la formation récente d’une mouvance sioniste ultra-droitière au sein des élites associatives juives de France. Si les Noirs sont injuriés, si leur mémoire est bafouée, si un Max Gallo peut en toute impunité et en toute innocence leur cracher son mépris à la figure, ce n’est pas « parce qu’une petite clique de Juifs fascistes en veut aux Noirs de concurrencer la Shoah » : ce qui est en cause, c’est la quasi-totalité des élites politiques françaises catholiques, protestantes, laïques, athées, républicaines, progressistes..., qui sont structurées par une idéologie, une culture et un imaginaire républicanistes profondément chauvins, ethnocentristes voire racistes <13>. Ne pas prendre en compte le système politique qui est à l’origine d’un tort subi, en rabattre toute la responsabilité sur un groupe social délimité (en l’occurrence les extrémistes sionistes), tel est le premier faux pas qui conduit de la révolte légitime aux divagations racistes.
Coupables idéaux et coupables impossibles
Une fois écartée la réponse « complotiste » voire raciste qui consiste à incriminer « les Juifs », « les sionistes » ou même seulement « les sionistes extrémistes », la question reste entière : pourquoi le négationnisme anti-juif d’un Faurisson, d’un Le Pen ou d’un Garaudy est-il quasi-unanimement reconnu comme un scandale absolu, alors que ce n’est pas le cas du négationnisme anti-arménien d’un Gilles Veinstein et encore moins du négationnisme anti-noir d’un Max Gallo ?
Il reste deux directions pour la recherche de réponses : côté victimes et côté coupables. Pour le dire vite : côté victimes, remplacez « les Noirs » par « les Juifs », côté coupable, remplacez Max Gallo par Jean-Marie Le Pen - ou supposez que Tariq Ramadan se hasarde un jour, juste pour voir <14>, à déclarer ceci à la télévision :
« La Shoah... Cette tache, car c’est une tache réelle, est-ce que c’est un crime contre l’humanité ? Peut-être, je ne sais pas... »
Imaginez les réactions. Eh bien, c’est mot pour mot ce qu’a dit Max Gallo à propos de l’esclavage des Noirs... dans l’indifférence générale.
Côté coupables, il est tout d’abord évident qu’il est plus facile de s’en prendre à un musulman présumé « intégriste » comme Tariq Ramadan ou à un fasciste avéré comme Le Pen qu’à un « bon républicain » comme Max Gallo. Il est plus commode de s’en tenir à l’équation rassurante selon laquelle le racisme est le contraire de la République. Cette équation repose sur un sophisme : Le Pen est raciste, et Le Pen est antirépublicain (du moins ses références politiques puisent largement dans des traditions politiques anti-républicaines), donc si nous sommes républicains, alors nous ne pouvons par définition pas être racistes. C’est stupide, mais narcissiquement très satisfaisant.
Au contraire, le mépris raciste de Max Gallo, idéologue républicaniste issu de la gauche (aujourd’hui proche de Jean-Pierre Chevènement), éditorialiste et essayiste renommé, et invité permanent des débats télévisés, met la société française face à ses contradictions et face à un énoncé qui demeure pour beaucoup un sacrilège : le racisme existe au sein de la République, il existe un racisme républicain !
Au delà du cas de Le Pen et de Max Gallo, on peut dire qu’il est plus commode pour l’orgueil national et pour la non-remise en question des défaillances passées et présentes de la République, de donner toute son importance au Génocide nazi que de la reconnaître à l’esclavage ou à la Colonisation, dans la mesure où le principal responsable est dans le premier cas allemand et non français, moyennant quoi on peut disculper « la République française » en invoquant l’impuissance liée à la situation d’Occupation, en mettant à distance le gouvernement collaborateur en tant qu’« anti-républicain », et en se revendiquant de la minorité chrétienne, socialiste et surtout gaulliste et communiste qui a résisté. On voit bien que l’évitement de la remise en question est beaucoup plus difficile dans le cas de l’esclavage et de la colonisation : ce sont des histoires 100% françaises - et, pour la colonisation, républicaines à 90%. Cette histoire coloniale et négrière implique plusieurs générations de dirigeants politiques, et des familles entières qui ont bâti leur fortune sur la Traite ou les ressources et la main d’œuvre des colonies. Loin de se limiter à quatre années dans un contexte particulier (l’occupation par une puissance étrangère), la colonisation dure plus d’un siècle et l’esclavage deux siècles. Le fardeau est beaucoup plus embarrassant.
Concernant le génocide arménien, la problématique est encore différente. On pourrait considérer comme un atout en faveur de la reconnaissance le fait que le coupable ne soit pas français, et donc s’étonner du temps qu’il a fallu pour que le génocide soit officiellement reconnu par le Parlement français (en 2001) et pour qu’un président de la République y consacre une cérémonie officielle (en 2005). Ce sont des Turcs qui ont fait ça, et sans complicité française directe <15> ! On peut donc a priori reconnaître le crime et nommer les coupables, plus facilement que pour les crimes nazis, qui ont bénéficié de complicités françaises importantes. Mais d’un autre côté, les relations diplomatiques et économiques avec l’État turc pèsent, et ce sont manifestement elles qui ont freiné et continuent de freiner le processus de reconnaissance <16>.
Concernant Dieudonné, enfin, si l’on confronte la véhémence et l’unanimité des condamnations de ses propos à l’indifférence qui a suivi ceux de Max Gallo, on ne peut pas écarter le rôle joué par le fait que Dieudonné a la peau plus foncée que Max Gallo. Entendons nous bien : il ne s’agit pas de nier le caractère choquant de plusieurs sorties de Dieudonné, ni d’entâcher du soupçon de racisme anti-noir toutes les réactions que ces propos ont suscitées. Cette remarque ne vise évidemment pas, par exemple, des associations comme le MRAP ou la Ligue des Droits de l’Homme, qui ont condamné à juste titre des propos objectivement condamnables. Il s’agit plutôt de s’étonner de la manière dont tout le monde devient subitement antiraciste lorsque c’est un Noir qu’on peut accuser - de même que tout le monde, y compris les pires machistes, devient féministe lorsqu’à la suite du meurtre de Sohane Benziane, c’est un garçon arabe - et bientôt « le garçon arabe » <17> qui se trouve sur la sellette. Dans les deux cas d’ailleurs, on retrouve la même logique du bouc émissaire : de même que la focalisation sur le sexisme des « jeunes arabo-musulmans de banlieue » permet aux tenants de la France « blanche » et « catho-laïque » de s’absoudre de tout sexisme, de même la focalisation sur les propos antijuifs d’un Noir permet d’oublier à bon compte ce que rappellent les recherches historiques de Zeev Sternhell <18> et les enquêtes d’opinion de Nonna Mayer <19> : que l’antisémitisme le plus radical, le plus structuré et le plus meurtrier est une création européenne, et notamment française.
L’exemple parfait de ce deux poids deux mesures fondé sur l’inégalité entre coupables et non entre victimes est l’attitude d’Alain Finkielkraut, qui passe son temps à dénoncer le racisme de Dieudonné, et même, au delà, à mettre en cause toute la collectivité antillaise (« les Antilles filent un mauvais coton idéologique » <20>), alors qu’il avait soutenu bec et ongles l’écrivain Renaud Camus lorsque celui-ci, au milieu de plusieurs autres développements d’un racisme extrêmement structuré et cohérent idéologiquement, s’était inquiété du nombre - excessif à ses yeux - de Juifs intervenant dans les émissions de « France Culture » <21>. Le parallèle est intéressant, car dans les deux cas les cibles sont les mêmes (« les Juifs »). La raison du traitement différencié qu’en fait Finkielkraut est donc indiscutablement à chercher dans l’identité du coupable et non de la victime. Dans un cas nous avons un écrivain blanc, une espèce de dandy qui se réclame volontiers de la « Vieille France » et qui partage avec Finkielkraut l’amour de la « Grande Culture », un profond désarroi face à la massification de l’école et la phobie des revendications égalitaires - bref : une vieille canaille réactionnaire ! Dans l’autre cas, nous avons un comique et non un écrivain, un Noir et non un Blanc.
Sur ce premier point, qui concerne les auteurs de propos racistes, on peut énoncer la règle suivante :
De même qu’il est préférable d’être riche et bien portant que pauvre et malade, il est plus loisible de proférer des propos racistes ou négationnistes lorsqu’on est un blanc et un bon républicain que lorsqu’on est noir, arabe ou musulman, ou encore fasciste ou beauf lepéniste <22>.
La formule est peut-être brutale, mais elle correspond à une réalité qu’il faudra bien un jour prendre en compte.
Des victimes moins égales que d’autres
Si l’inégalité de traitement entre les différentes oppressions et les différentes mémoires s’explique en partie par l’identité des coupables, elle s’explique également par celle des victimes. Il est en effet difficilement contestable qu’après avoir été rabaissés au plus bas des hiérarchies racistes, au point de devenir une « sous-humanité » et d’être en tant que telle exterminés, les Juifs ont, après guerre, reconquis une place de « presque égal » dans l’imaginaire majoritaire français. Ne nous leurrons pas : l’antisémitisme n’a pas disparu. Mais les enquêtes d’opinion montrent, sur le long terme, au cours des dernières décennies, un net recul des formes les plus radicales de mépris et de rejet des Juifs, celles-ci n’étant plus dominantes qu’au sein d’une minorité d’extrême droite <23>. Pour le dire vite, les Juifs sont globalement acceptés dans la catégorie des « Blancs » : sans doute pas des Blancs tout à fait comme les autres, sans doute des Blancs encore suspects aux yeux de beaucoup, mais des Blancs quand même. L’antisémitisme a été et demeure déconstruit, analysé, combattu, même s’il reste encore beaucoup à faire. La décolonisation des esprits est beaucoup moins avancée, les Noirs et les Arabes restent des « Non-Blancs », et comme avait dit François Mitterrand à propos d’un autre génocide méprisé, le génocide rwandais :
« Un génocide , dans ces pays-là, ce n’est pas très important » <24>.
Il faut se rendre à l’évidence : la reconnaissance des torts subis au cours de l’histoire par les Juifs, la sensibilité et la capacité d’indignation face à leur négation ou leur mise en doute, mais aussi face aux formes contemporaines de l’antisémitisme, sont indiscutablement plus développées que la reconnaissance, le respect et la solidarité à l’égard des Noirs ou des Arabes. Entendons nous bien - la mise au point est nécessaire, justement parce que les dérives peuvent aussi partir de là : ce n’est pas qu’ « on en fait trop pour les Juifs » ou que « les Juifs » sont les « privilégiés » de la mémoire collective, mais à l’inverse qu’on n’en fait pas assez (et c’est un euphémisme) sur les questions de l’esclavage, de la colonisation - et des racismes anti-noirs et anti-arabes qui en sont l’héritage. La reconnaissance de la Shoah, la vigilance face à ses négateurs et la réactivité aux résurgences de l’antisémitisme ne sont pas un privilège mais un dû : la République doit un égal respect et une égale protection à chacun de ses citoyens, quelle que soit son origine, sa religion ou sa nationalité. Il est donc très positif en soi que les plus hauts représentants de l’État déclarent solennellement que s’attaquer à un Juif c’est s’attaquer à toute la France ; ce qui est en revanche malsain, c’est que des réactions aussi justes et intransigeantes ne soient pas de mise face aux violences, aux discriminations et aux injures anti-noirs, anti-arabes ou anti-musulmans qui se multiplient, et que des dirigeants politiques jouent aux pyromanes en se solidarisant publiquement avec les Juifs victimes d’antisémitisme tout en tenant des propos anti-arabes ou anti-musulmans - le summum de l’instrumentalisation étant atteint lorsque ces mêmes hommes politiques se mettent à accuser en bloc « les arabo-musulmans » d’être les vecteurs d’un « nouvel » antisémitisme.