C’est ce qu’explique, par exemple, Claude Imbert, directeur du Point, selon
lequel on a atteint " les limites de la tolérance " :
" Les Français n’ont jamais craint l’immigration [assertion que dément toute
l’histoire du XXème siècle], parce qu’ils ont toujours réussi à l’intégrer.
Mais, avec plus de trois millions de musulmans, ils voient désormais que la
magie du creuset national n’opèrera pas comme jadis avec Polonais, Italiens,
Espagnols et autres Portugais. La difficulté nouvelle n’est nullement raciale :
elle est culturelle, religieuse et tient à l’islam. "
Et de nous éclairer par " quelques vérités " : l’islam a une " propension à
mêler le spirituel et le temporel " ; il " a développé dans certaines de ses
traditions un fanatisme abominable ". Rien sur le chômage ou le racisme qui
frappe les jeunes d’origine maghrébine, mais quelques variations essentialistes
sur l’islam, qui deviendront l’un des thèmes favoris du directeur du Point au
cours des années qui suivent : l’islam est incompatible avec " nos " libertés,
avec " nos " sociétés, avec la démocratie. On comprend qu’il se revendique
d’abord " un peu islamophobe ", puis islamophobe tout court .
On voit s’affirmer une vision essentialiste de l’islam politique : celui-ci
serait monolithique et se résumerait à l’application de la charia, aucune
différence n’est faite entre les divers courants, qualifiés tous d’intégristes
pour le discréditer, mais sans qu’on puisse savoir exactement ce que ce terme
recouvre. Ainsi on met dans le même sac, le Hamas et Al-Qaida, les Frères
musulmans égyptiens et le Jihad, l’insurrection tchétchène et le parti de
l’Islah au Yémen. En France, on confond allègrement l’Union des organisations
islamiques de France (UOIF )- elle-même divisée en multiples courants et
tendances -, le Collectif des musulmans de France, les groupes salafites. Alors
que nous reconnaissons que, au nom du christianisme, se sont construits des
courants aussi divers que la théologie de la libération et l’Opus Dei, nous
sommes aveugles devant les clivages dans les organisations islamiques : du
Coran, on " déduirait " une seule politique, une seule vision du monde. Se re
nforce dans l’opinion l’idée d’une menace omniprésente à la démocratie (avec un
composante internationale) et à la laïcité, renforcée par l’existence d’une "
cinquième colonne " massive que sont les musulmans. Personne n’a relevé cette
affirmation de Jean-François Revel, dans son livre L’Obsession anti-américaine.
Il se félicite du fait que George W. Bush et plusieurs dirigeants européens se
soient rendus dans des mosquées après le 11 septembre, pour éviter notamment aux
Etats-Unis que les Arabo-Américains ne deviennent des cibles de "représailles
indignes ". Et il affirme :
" Ce scrupule démocratique honore Américains et Européens, mais ne doit pas les
rendre aveugles devant la haine pour l’Occident de la majorité des musulmans
vivant parmi nous . "
Vous avez bien lu : " la majorité des musulmans ". Je ne sais si notre
philosophe propose de les expulser, mais sa remarque définit bien le discours
islamophobe : sous couvert de critique de la religion, on stigmatise toute une
communauté, renvoyée à son " identité " musulmane, qui serait " naturelle ", "
biologique ". Cet amalgame entre religion et communauté est proprement
scandaleux et il suscite aujourd’hui un trouble important chez ce que l’on nomme
les " musulmans ", y compris les athées ou ceux qui n’accordent aucun poids à la
religion.
C’est ce nouveau masque du vieux fond de racisme anti-arabe et anti-Maghrébin
conjugué avec l’idée d’une " menace " internationale que le terme " islamophobie
" recouvre. Dans un texte qui critique son usage , la Licra affirme :
" Il n’est pas sûr, voire peu probable, qu’il y ait un rejet [en France] de
l’islam, mais plutôt un rejet des pratiques intégristes (...) L’acceptation des
Musulmans et du culte musulman progresse de façon nette ".
Mais on peut en dire autant du judaïsme : tous les sondages le montrent, la
judéophobie est en recul dans l’opinion. Faut-il pour autant renoncer à prendre
en compte les actes, très réels, d’hostilité aux juifs, même s’ils ne sont que
l’expression d’une minorité ? Pour les musulmans, le rejet, même en recul, reste
beaucoup plus large. L’article de la Licra lui-même reconnaît que, sur l’islam,
selon un sondage de l’Ifop fait au lendemain du 11 septembre 2001, les adjectifs
à connotation négative " restent majoritaires ", même s’ils sont " souvent moins
choisis " qu’il y a dix ans. Et des expressions d’hostilité à l’islam
s’expriment plus librement dans les médias, mais aussi dans la rue, par de
nombreuses agressions. Il est significatif qu’après tout le débat sur le foulard
à l’école, les cas rapportés de musulmans agressés ou discriminés pour raison de
leur religion se soient multipliés.
Il est évident qu’il y a un recoupement entre racisme anti-Maghrébin et
islamophobie, sans doute renforcé par la visibilité d’une partie de la jeune
génération, qui s’affirme " musulmane " sur la scène publique et ne rase plus
les murs. Il se développe ainsi un nouveau racisme anti-Arabe, porté par une
partie des intellectuels et des médias, qui se camoufle sous le drapeau de la
lutte contre l’islam. Sans parler de la jonction entre une partie de la droite
extrême et de l’extrême droite juive, qui s’est opérée sur le terrain de la
haine des musulmans, comme en témoigne l’itinéraire d’un Alexandre Del Valle ou
les sites Internet dénoncés par un rapport du MRAP. Ces " nouveaux habits du
racisme " s’inscrit dans une vision du monde marquée par le " choc des
civilisations ", par la guerre qui serait engagée entre la civilisation et la
barbarie. Ainsi, un ouvrage qui a marqué les esprits en France et reçu un éloge
presque unanime, Les Territoires perdus de la République, développe
un telle vision dont Emmanuel Brenner, son coordinateur se fait l’expression :
" Evoquer un conflit de valeurs, c’est aujourd’hui prendre le risque de se voir
cataloguer partisan des thèses de Samuel Huntington et de son "choc des
civilisations". Refuser de voir et de nommer un péril ne l’a jamais fait
reculer. Il l’a seulement exacerbé . "
Cette perspective n’est pas seulement, ni même principalement française - même
si elle a, dans notre pays, une dimension propre liée à l’histoire coloniale sur
laquelle il faudrait revenir plus longuement (en Algérie aussi, " nous "
voulions libérer les femmes en les dévoilant). Elle est partie des Etats-Unis et
sert de cadre de pensée à l’administration Bush. Elle permet d’inscrire chaque
fait isolé dans une vision apocalyptique : un musulman qui effectue ses cinq
prières et porte la barbe est " un intégriste " ; un attentat du Hamas comme le
port du foulard par une jeune fille font partie d’une stratégie planétaire. Le
terme d’islamophobie a l’avantage de rendre compte aussi d’un phénomène
international.
Aucun terme, aussi précis soit-il, ne peut définir une réalité complexe. Mais "
islamophobie " me semble le mieux convenir, avec les restrictions que j’ai
définies au début de ce texte. Il ne s’agit pas d’un usage " exclusif " - les
termes de " racisme ", " discrimination ", etc. restent, malheureusement aussi
d’actualité.
En conclusion, et pour éviter toute ambiguïté, je voudrais reprendre une
réflexion de Maxime Rodinson sur la manière dont un groupe donné perçoit
l’hostilité de la société. Cette hostilité, dit-il, aussi réelle soit-elle,
suscite dans le groupe visé " une hypersensibilité aux critiques, aux attaques
et des fantasmes interprétatifs qui décèlent des agressions, des manifestations
d’hostilité, même là où il n’y en a pas, dans des attitudes, des paroles, des
gestes indifférents. Cette orientation de la perception aboutit même assez
souvent à l’élaboration d’un mythe, à la supposition d’une hostilité mythique.
Cette mythification de l’hostilité ressentie est souvent utilisée, plus ou moins
consciemment, par les cadres dirigeants du groupe visé dans des buts réalistes,
stratégiques et tactiques. Ils élaborent une idéologie d’intouchabilité,
favorablement accueillie par la communauté, le groupe qu’ils guident, car elle
légitime ses réactions spontanées, elle en fait pratiquement un
groupe tabou . " A cette logique, n’échappent pas les " musulmans " et il est
évident que l’on ne doit pas céder à la tentation d’en faire " un groupe à part
", un groupe - ou plutôt des groupes, tant est grande leur diversité - au-dessus
de la critique. Mais ce n’est vraiment pas le risque que nous courrons
aujourd’hui.
1er mars 2004
Alain Gresh
Alain Gresh est rédacteur en chef du Monde diplomatique