L'action de la Banque mondiale critiquée de l'intérieur
LE MONDE ECONOMIE | 14.04.06 | 14h49
Nous avons pêché par optimisme, et les résultats n'ont pas été à la hauteur des attentes" : c'est ainsi que Vinod Thomas, directeur général du département d'évaluation des opérations de la Banque mondiale, résume plus de quinze années d'intervention de cette institution financière en faveur de la libéralisation des échanges dans les pays en développement. Cette autocritique, plutôt décoiffante, s'appuie sur les conclusions d'une étude de 250 pages, réalisée par son département, qui agit de façon indépendante à l'intérieur de la Banque. De passage à Paris, M. Thomas s'empresse cependant d'ajouter : "Attention, nous ne remettons pas en cause la libéralisation des échanges qui a permis de sortir de la pauvreté des centaines de millions de personnes, mais la façon dont, dans beaucoup de pays, la Banque a conduit cette libéralisation." Car le bilan est préoccupant : que l'on considère l'évolution de la croissance, des exportations, du revenu par habitant, du déficit courant ou de la dette, les pays qui ont libéralisé en suivant les conseils de l'institution ont fait globalement moins bien que ceux qui avaient libéralisé sans elle.
Les politiques de soutien au commerce, dans lesquelles la Banque a investi 38 milliards de dollars, soit 8 % de ses engagements entre 1987 et 2004, ont été passées à la loupe. "Des réformes profondes ont été menées, mais, pour quelques succès éclatants, beaucoup d'expériences se sont soldées par des échecs", insiste M. Thomas, pour qui la principale erreur consiste à avoir cru que le commerce conduirait à lui seul sur la voie du développement. Les spécificités de chaque pays ont souvent été négligées dans la mise en oeuvre des réformes. Et alors que l'expérience de l'Asie montrait qu'il était judicieux de renforcer les capacités d'exportation avant d'exposer une économie à la concurrence étrangère, l'examen des conditions imposées par la Banque pour consentir des prêts montre que c'est l'inverse qui, dans un tiers des cas, a été appliqué. Du moins jusqu'à une période récente. Le département d'évaluation déplore également que la Banque "n'ait pas suffisamment prêté attention aux coûts d'ajustement", autrement dit à l'impact social de la libéralisation sur les marchés du travail et sur le niveau de vie des populations. Alors que les différents travaux au sein de la Banque montraient que l'ouverture pouvait avoir une incidence très variable sur la pauvreté, une "lecture étroite de la théorie sur les échanges a été privilégiée en ne retenant que l'hypothèse selon laquelle la suppression des barrières au commerce dans les pays en développement stimulerait la demande extérieure pour leur main-d'oeuvre peu qualifiée, ce qui accroîtrait l'emploi et les revenus". Ainsi, dans moins d'un cas sur quatre, le démantèlement des obstacles au commerce s'est accompagné de mesures compensatoires allant de subventions alimentaires pour les personnes les plus fragiles à la création de systèmes de sécurité sociale.
Depuis 1987, l'attitude de la Banque a évolué en trois étapes, sans d'ailleurs qu'il soit possible d'y lire une grande logique. La première est la plus active : les barrières aux importations tombent et les exportations sont stimulées, avec plus ou moins de succès. L'ouverture doit améliorer l'efficacité de ces économies. "Les études comparatives entre pays faites à cette époque ont confirmé la pertinence de cette approche", soulignent les experts pour expliquer ce choix, qui justifie peut-être aussi la rapidité avec laquelle ont été menées les réformes. Près de la moitié des pays ont bouclé leurs programmes en trois ans, alors que "les Etats-Unis ont mis près de cinquante ans pour faire passer leur protection douanière de 50 % à 6 %-8 % en moyenne", remarquent les auteurs.
Mais à partir du milieu des années 1990, deuxième étape, la Banque se désintéresse des questions commerciales. Ce désengagement, qui se traduit par une réduction des prêts, ne répond à aucune découverte théorique, ni empirique : le département des questions commerciales est "simplement" supprimé, au gré de la réorganisation qui est engagée en 1996 avec l'arrivée de James Wolfensohn à la tête de l'institution. Ses experts sont dispersés dans d'autres départements et beaucoup changent par la même occasion de sujets de préoccupation. Le volume des prêts consentis dans le domaine commercial chute ainsi de 3 milliards de dollars en 1993 à 700 millions environ en 1998.
Troisième étape : l'échec de la conférence ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) à Seattle, en 1999, conduit à nouveau le bailleur multilatéral à s'intéresser à l'incidence du commerce sur le développement. D'autant que l'année suivante, les Nations unies adoptent les Objectifs du millénaire. Parmi eux, l'intégration des pays pauvres dans les échanges mondiaux apparaît comme un levier important de rattrapage. En 2002, un département Commerce est donc à nouveau à pied d'oeuvre, et il est prié d'intégrer dans sa réflexion la lutte contre la pauvreté. Mais curieusement, si la Banque est à nouveau sur le pont pour réfléchir, produire beaucoup de rapports et se faire l'avocate d'une politique de libéralisation mieux articulée avec les autres dimensions du développement, ses engagements financiers ne suivent pas. Le slogan "Aid for Trade" (de l'aide pour le commerce), qui doit permettre aux pays pauvres, notamment à travers l'assistance technique, de tirer parti du marché mondial en corrigeant ce qui avait été négligé pendant la première période, ne se matérialise pas.
Dans ses recommandations finales, le département d'évaluation demande que l'impact de la libéralisation commerciale sur la pauvreté soit systématiquement évalué avant d'engager un projet, et suggère la création d'un fonds destiné à atténuer les chocs éventuels. Le conseil des administrateurs, qui représente les pays actionnaire et à qui a été remis ce rapport, a promis d'en faire un document de référence.
Laurence Caramel
Article paru dans l'édition du 11.04.06
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