Acte 4 : L’utilisation des sommes au Sud
Les emprunts massifs contractés par les dirigeants des pays du Sud n’ont pourtant que très peu profité aux populations. La majeure partie fut décidée par des régimes dictatoriaux, alliés stratégiques de grandes puissances du Nord. Une partie importante des sommes empruntées a été détournée par ces régimes corrompus. Ils ont d’autant plus facilement accepté d’endetter leur pays qu’ils ont prélevé au passage des commissions avec le soutien des autres acteurs de l’endettement. Comment expliquer qu’à sa mort, Mobutu Sese Seko, à la tête du Zaïre pendant plus de 30 ans, disposait d’une fortune estimée à 8 milliards de dollars, équivalant aux deux tiers de la dette de son pays, sans compter l’enrichissement de ses proches ? Ou qu’à Haïti, en 1986, la dette extérieure s’élevait à 750 millions de dollars lorsque la famille Duvalier, qui a gouverné d’une main de fer pendant trente ans (d’abord François - dit Papa Doc - puis Jean-Claude - dit Bébé Doc), a pris la fuite vers la Côte d’Azur française avec une fortune évaluée à plus de 900 millions de dollars ? Quelle autre explication trouver à l’enrichissement de la famille de Suharto en Indonésie dont la fortune, au moment où il a été chassé du pouvoir en 1998 après 32 ans de règne, était estimée à 40 milliards de dollars, alors que son pays était en plein marasme ?
Parfois, comme dans le cas de la dictature argentine (1976-1983), la situation est ubuesque. Pendant cette période, la dette a été multipliée par 5,5 pour s’élever à 45 milliards de dollars en 1983, essentiellement contractée auprès de banques privées, avec l’accord des autorités américaines. Dès 1976, un prêt du FMI avait donné un signe fort aux banques du Nord : l’Argentine de la dictature était fréquentable. La junte au pouvoir a recouru à un endettement forcé des entreprises publiques, comme la compagnie pétrolière YPF dont la dette externe est passée de 372 millions de dollars à 6 milliards de dollars, elle a donc été multipliée par 16 en 7 ans. Mais les devises empruntées à cette époque ne sont pratiquement jamais arrivées dans la caisse des entreprises publiques. Les sommes empruntées aux banques des États-Unis y étaient en grande partie replacées sous forme de dépôts, à un taux inférieur à celui de l’emprunt. On a assisté alors à un enrichissement personnel des proches du pouvoir dictatorial via des commissions importantes. A titre d’exemple, entre juillet et novembre 1976, la Chase Manhattan Bank a reçu mensuellement des dépôts de 22 millions de dollars et les a rémunérés à environ 5,5 % ; pendant ce temps, au même rythme, la Banque centrale d’Argentine empruntait 30 millions de dollars à la même banque à un taux de 8,75 %. Tout cela s’est fait avec le soutien actif du FMI et des États-Unis, permettant un maintien du régime de terreur tout en rapprochant l’Argentine des États-Unis après l’expérience nationaliste de Peron et de ses successeurs.
Ainsi, la dette s’est accrue très vite, tout comme la richesse personnelle des proches du pouvoir. Ce fut également bénéfique pour les banques du Nord : l’argent revenait en partie dans leurs coffres, et pouvait être prêté de nouveau à d’autres qui l’ont eux aussi remboursé... De plus, la fortune des dictateurs était très utile aux banques car elle leur servait de garantie. Si soudain le gouvernement d’un pays endetté montrait de la mauvaise volonté à rembourser les prêts contractés au nom de l’État, la banque pouvait gentiment menacer de geler les avoirs personnels secrets des dirigeants, voire de les confisquer. La corruption et les détournements ont donc joué un rôle important.
Par ailleurs, l’argent qui parvenait tout de même dans le pays emprunteur a été utilisé de manière bien ciblée.
Les crédits sont allés en priorité aux méga-projets énergétiques ou d’infrastructures (barrages, centrales thermiques, oléoducs...), très souvent inadaptés et mégalomaniaques, que l’on a surnommés « éléphants blancs ». Le but n’était pas d’améliorer la vie quotidienne des populations sur place, mais plutôt de parvenir à extraire les richesses naturelles du Sud et les transporter facilement vers le marché mondial. Par exemple, le barrage d’Inga au Zaïre a permis de tirer une ligne à haute tension sans précédent de 1.900 kilomètres vers le Katanga, province riche en minerais en vue de leur extraction. Mais cette ligne ne s’est pas accompagnée de l’installation de transformateurs pour fournir de l’électricité aux villages qu’elle survole...
Cette logique prévaut encore régulièrement, comme le prouve la construction du pipe-line Tchad-Cameroun, lancé au milieu des années 1990 et permettant d’amener le pétrole de la région de Doba (Tchad, enclavé) au terminal maritime de Kribi (Cameroun), à 1.000 kilomètres de là. Sa mise en place se fait au plus grand mépris des intérêts des populations. Par exemple, à l’origine, pour indemniser les populations des dommages causés par ce projet cofinancé par la Banque mondiale et associant Shell, Exxon et Elf, les responsables ont proposé 3000 FCFA (4,5 dollars) par pied de manguier détruit, alors que selon le député tchadien Ngarléjy Yorongar, la première production de cet arbre peut donner 1000 mangues dont chacune peut se négocier environ 100 FCFA (0,15 dollar)...
L’achat d’armes ou de matériel militaire pour opprimer les peuples a aussi compté dans la montée de l’endettement. Nombre de dictatures ont maintenu leur emprise sur les populations en achetant à crédit des armes, avec la complicité active ou passive des créanciers. Les populations d’aujourd’hui remboursent donc une dette qui a permis d’acheter les armes responsables de la disparition des leurs, que l’on pense aux 30.000 disparus en Argentine sous la dictature (1976-1983), aux victimes du régime d’apartheid en Afrique du Sud (1948-1994) ou du génocide au Rwanda (1994). L’argent emprunté servait aussi à alimenter les caisses noires des régimes en place, pour compromettre les partis d’opposition et financer des campagnes électorales coûteuses et des politiques clientélistes.
Les prêts vont aussi en priorité à l’aide liée. L’argent sert alors à acheter des produits fabriqués par les entreprises du pays créancier, contribuant à redresser sa balance commerciale. Les besoins réels des populations des PED passent au second plan.
Infrastructures imposées par les multinationales du Nord, aide liée, achat d’armes pour une répression massive, détournements et corruption, voilà à quoi ont servi les sommes empruntées pendant des décennies.