Lilian Thuram : "Ouvrez les ghettos !"
LE MONDE | 25.03.06 | 13h33 • Mis à jour le 25.03.06 | 13h39
En novembre 2005, les émeutes dans les banlieues vous ont fait
réagir. Aujourd'hui, ce sont les étudiants qui expriment leur
colère. Comprenez-vous ce mouvement ?
Jeunes de banlieues défavorisées et étudiants mieux insérés
socialement ont un point commun : ils veulent un avenir.
Malheureusement, ce qu'on leur propose, c'est la précarité.
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Dans les banlieues, les jeunes dénoncent le racisme. Les élites
françaises sont-elles responsables d'une radicalisation de la
société ?
Les mots ont un sens. Lorsqu'un philosophe respectable comme Alain
Finkielkraut déclare que l'équipe de France de football fait rigoler
toute l'Europe parce que, aujourd'hui, elle est "black, black,
black", cela signifie-t-il que les Noirs ne sont donc pas français ?
Si vous êtes d'origine russe, italienne ou polonaise, vous êtes un
Français parfaitement intégré. Mais moi qui suis antillais et
français depuis une éternité, est-ce que je reste un non-Français à
cause de la couleur de ma peau ?
Oui, les mots ont un sens, et Nicolas Sarkozy, lorsqu'il emploie
certains termes, porte une responsabilité dans la crispation de
notre société. Comme si certaines idées clairement identifiées à
l'extrême droite il y a quelques années avaient été récupérées et
devenaient aujourd'hui "normales"...
Lorsque Jean-Marie Le Pen est arrivé au deuxième tour de l'élection
présidentielle, on m'a appris la nouvelle par téléphone de
Guadeloupe. J'ai cru à une mauvaise blague. Le lendemain, mes
coéquipiers de la Juventus Turin se sont moqués de la France, pays
des droits de l'homme ! Ce jour-là, j'ai eu honte...
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L'état actuel de la société française vous inquiète ?
Oui, car j'ai le sentiment qu'elle s'américanise, dans le mauvais
sens du terme. Les ghettos se forment, les riches vivent d'un côté,
les pauvres entre eux, les communautés se replient sur elles. Il
faut savoir quelle France on veut dans l'avenir : un pays au sein
duquel l'identité nationale est partagée par toutes les couches
sociales, ou un pays divisé et miné par les intérêts communautaires.
Je trouve que l'on entend un peu trop le terme de minorités, et
j'aimerais qu'il disparaisse du vocabulaire des politiques ! Tout le
monde devrait avoir la même visibilité dans cette société et les
mêmes droits. Mais pour que les gens s'identifient à ce pays, il
faut agir, éduquer, ouvrir les ghettos. On n'en prend pas le
chemin...
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Lorsque vous étiez enfant, dans votre cité, près de Fontainebleau,
la situation n'était-elle pas déjà bloquée ?
Il existait un mélange social au sein de la cité qui semble avoir
disparu. De ce point de vue, la situation s'est nettement dégradée
depuis une quinzaine d'années. Au lieu de favoriser cette
ghettoïsation, les responsables devraient tout mettre en oeuvre pour
tisser des liens entre Français, quelles que soient leurs origines.
Les politiques sont coupables, car leurs discours prônent la
séparation et favorisent le communautarisme. Chacun dans son coin,
voilà la réalité.
Trouvez-vous normal que l'on ait besoin de voter une loi afin que
certaines catégories de citoyens français aient accès à une
visibilité médiatique ? On ne doit pas mettre un Noir à la
télévision pour séduire ou calmer les Noirs de ce pays, mais tout
simplement parce que la France d'aujourd'hui, dans sa diversité, est
aussi noire !
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Comment faire évoluer les mentalités ?
Par l'éducation. Il faut mettre de gros moyens matériels et humains
pour éduquer toutes les couches sociales de ce pays. A long terme,
l'éducation est plus efficace qu'une loi votée dans la
précipitation. Encore une fois, quelle France veut-on ? Les
responsables politiques n'ont pas de vision à long terme, ils
naviguent à vue. Il faut briser l'équation immigration égale danger.
Qui a permis à la France de se sortir de deux guerres mondiales,
puis de se reconstruire ? L'immigration noire, maghrébine,
italienne, portugaise ou polonaise est source de richesses pour ce
pays. Il faut combattre le racisme latent que les discours de
certaines personnalités ont hélas tendance à réveiller ! Lorsqu'un
membre de l'Académie française parle de polygamie, cette personne a-
t-elle conscience d'envoyer un message extrêmement négatif, qui ne
fait que conforter le racisme ambiant ? Lorsqu'Alain Finkielkraut
explique que le problème des banlieues est avant tout un problème
ethnique et religieux, il ne fait que réveiller lui aussi le racisme
latent qui existe depuis toujours dans la société française.
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Vous évoluez depuis dix ans dans un championnat italien gangrené par
les actes de racisme. Comment le vivez-vous ?
Lorsque je suis arrivé à Parme, en 1996, je ne m'en suis pas rendu
compte tout de suite. Mais, petit à petit, j'ai eu, en tant que
joueur noir, des problèmes avec certains tifosis qui hurlaient des
insultes racistes. Puis il y a eu une accalmie.
Mais, depuis quelques années, le phénomène a repris de l'ampleur. Ce
n'est pas un hasard si les responsables de la fédération
internationale (FIFA) ont décidé, il y a quelques jours, de prendre
des mesures officielles pour sanctionner beaucoup plus sévèrement
les actes de racisme dans les stades.
La situation en Italie est préoccupante, et je ne fais pas de
distinction entre le salut fasciste adressé par Paolo di Canio (un
joueur de la Lazio Rome) à ses supporteurs et les cris de singe
entendus dans certaines tribunes. Cela est grave. Tout comme est
incompréhensible la mansuétude des autorités internationales envers
Luis Aragones, le sélectionneur de l'équipe espagnole, qui, il y a
quelques mois, a traité Thierry Henry de "Noir de merde".
Propos recueillis par Alain Constant (Turin, envoyé spécial)
Article paru dans l'édition du 26.03.06
Source :
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3226,36-754509@5\
1-754618,0.html