Les sans-papiers traqués jusqu'aux guichets
Société
Dans les Hauts-de-Seine, des bénévoles dénoncent la multiplication
des obstacles, les arrestations possibles dans les préfectures et
l'avant-projet de loi Sarkozy.
Les sans-papiers traqués jusqu'aux guichets
par Catherine COROLLER
QUOTIDIEN : vendredi 17 mars 2006
Cela fait de longues minutes qu'Henri épluche la pile de documents
posée devant lui. De l'autre côté de la table, Souleiman attend
patiemment. Cette masse de papiers, classés année par année, résume
dix ans de la vie en France de ce jeune Africain sans papiers. S'il
parvient à justifier de dix années continues de séjour, il sera
régularisé. Mais son dossier a déjà été rejeté une fois par la
préfecture. «Il a un problème de preuves pour avant 1998», explique
Henri. Ce bénévole au Comité des sans-papiers des Hauts-de-Seine
(CSP 92) continue d'examiner les pièces apportées par Souleiman.
Pour 1992, une ordonnance de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière ;
pour 1993, des résultats d'analyses de laboratoire ; pour 1994, une
fiche de consultation à l'hôpital et une «facture de réception de
mouton pour la cantine» du foyer où il réside. «Ça peut servir de
preuve», tranche Henri. Pour 1996, une autre fiche de rendez-vous à
l'hôpital et un appel de cotisation à une mutuelle de solidarité
africaine pour le rapatriement du corps au pays en cas de décès en
France...
Deux tables plus loin, une autre bénévole épluche aussi un «dossier
de dix ans». L'homme assis face à elle, également africain, est
arrivé en France en 1991. «Mais il lui manque quatre ans de
preuves», soupire Françoise. Il y a quelques années encore, une
enveloppe timbrée oblitérée, frappée d'un tampon de la poste
lisible, permettait d'attester de sa présence en France à la date
indiquée. «Aujourd'hui, la préfecture considère que c'est nul. Ils
sont de plus en plus exigeants pour les dix ans», soupire encore
Françoise. Le dossier de l'Africain est trop incomplet, elle lui
déconseille de le représenter à la préfecture. «En ce moment, on les
dissuade d'y aller, sauf ceux dont le dossier est nickel, explique-t-
elle, sinon c'est trop dangereux.»
Vigilance. A l'origine de cette crainte, la publication par Nicolas
Sarkozy et Pascal Clément, ministre de la Justice, le 21 février,
d'une circulaire expliquant comment arrêter en toute légalité un
sans-papiers chez lui, dans la rue, dans un foyer-logement ou un
centre d'hébergement. Et même «au guichet d'une préfecture» (lire ci-
contre). Depuis, les bénévoles du CSP 92 redoublent de vigilance. Et
accompagnent le plus systématiquement possible les sans-papiers à la
préfecture. «On se dit qu'ils n'oseront peut-être pas arrêter la
personne devant nous», explique encore Françoise.
Henri justement se lève. Il part avec un couple de Tunisiens à la
préfecture de Nanterre. Depuis la publication de la circulaire,
François, Henri et les autres sont tiraillés entre deux soucis
contradictoires : ne pas envoyer les sans-papiers dans la gueule du
loup et accélérer les dépôts en préfecture des dossiers de dix ans.
Car un autre danger guette les sans-papiers : l'avant-projet de loi
de Nicolas Sarkozy sur l'immigration, qui devrait être présenté au
Parlement à la mi-mai, prévoit la suppression de l'«automaticité» de
la régularisation des sans-papiers présents en France depuis dix
ans. Cette possibilité serait laissée à l'appréciation des
préfets «au cas par cas». D'où l'urgence de faire passer un maximum
de dossiers avant le vote de ce texte. Une urgence tempérée
aujourd'hui par la publication de la circulaire.
Liens anciens. Bénévole depuis huit ans, Françoise a constaté un
durcissement continu des conditions de régularisation des
étrangers : «Il y a de moins en moins de solutions. Et l'on craint
que demain il n'y ait plus rien», déplore-t-elle. Parmi les premiers
à avoir poussé la porte du local du CSP 92 mardi matin, un vieil
Algérien. Il a travaillé en France entre 1956 et 1991, légalement.
Puis il est reparti en Algérie avant de revenir en France en 2004.
Aujourd'hui, il touche sa retraite mais ne parvient pas à obtenir de
papiers. Comme lui, beaucoup de ceux qui se présentent ce jour-là
ont des liens anciens avec la France. Ainsi, cette femme, née en
Algérie, arrivée ici à l'âge de 2 ans. A 22 ans, elle s'est mariée
au pays puis est revenue en France il y a trois ans avec deux fils
de 15 et 17 ans. «Elle a essayé de relancer la machine, sans
succès», explique une bénévole des Restos du coeur, qui l'accompagne
dans ses démarches. «Elle est née en 1957, elle peut être reconnue
comme française, on va complètement refaire le dossier», répond
Françoise.
Chez les sans-papiers, l'angoisse du lendemain est palpable.
Heureusement, le CSP 92 obtient également des succès. La porte de la
permanence s'ouvre, et un homme entre tout sourire. Il a obtenu sa
régularisation et vient faire la bise aux bénévoles. Les gens
viennent de tout le département. Des «dix ans», mais aussi des
couples mixtes, les conjoints de Français étant également dans le
collimateur du gouvernement. Un homme et une femme se présentent.
Lui est français, elle algérienne, arrivée en France en 2000. Ils
vivent ensemble depuis un an et demi. Ils ont pensé à se marier,
mais lui étant au chômage, en fin de droits, et hébergé chez des
parents, ils risquent un veto du préfet. Le bénévole leur conseille
de se pacser. Cela ne protège pas cette Algérienne d'une expulsion,
mais constituera une preuve de vie commune le jour où l'homme aura
retrouvé du travail.
Un Marocain marié à une Française a fait, lui, une demande de
naturalisation. Elle lui a été refusée au motif que le couple est
marié depuis moins de trois ans. Françoise s'étonne, dans le guide
du Gisti (Groupe d'information et de soutien des immigrés) qui lui
sert de livre de chevet, la durée de vie commune indiquée est d'un
an seulement. Mais l'ouvrage date de 2000. Depuis, la loi n'a cessé
d'allonger ce délai. Aujourd'hui, la durée de communauté de vie
permettant aux conjoints de Français de demander la nationalité
française est de deux ans, et devrait passer à quatre si le projet
de loi de Sarkozy sur l'immigration est adopté.
Quand aucune possibilité légale de régularisation n'existe, les
préfets peuvent accorder au cas par cas des autorisations de séjour
à titre humanitaire. Chaque trimestre, le CSP 92 rencontre le préfet
et lui remet une liste de candidats. «Si on fait une nouvelle liste,
je pense qu'on t'y mettra», assure Françoise à une jeune Haïtienne,
dont la demande d'asile politique a été rejetée. Mais, pour
l'instant, tout est bloqué. Interlocuteur habituel des bénévoles du
CSP 92, le préfet des Hauts-de-Seine a quitté son poste et, comme le
précise Françoise, «son remplaçant vient d'arriver, on ne l'a pas
encore rencontré, donc on ne connaît pas sa position et, avec cette
nouvelle loi en gestation, tout est un peu périlleux».
Source :
http://www.liberation.fr/page.php?Article=367759