Vivre avec un enfant prématuré
On recommande fortement que les enfants qui ont souffert de troubles respiratoires en néonatalogie n'intègrent pas la garderie avant l'âge de 2 ou 3 ans. On concevra facilement ce qu'une telle recommandation amène de complications pour les familles en terme de perte de revenus d'emploi. De toute façon, le nombre de rendez-vous médicaux est si élevé qu'en général l’un des deux parents n'a comme choix que de cesser de travailler. Si la conciliation famille-travail est déjà un exercice compliqué pour une famille «classique», on peut imaginer aisément combien elle est ardue pour une famille avec un enfant handicapé.
Dans le cas de mon fils Erwan, il a fallu une implication plus qu'à temps plein. Son état requérait trois journées de traitements en réadaptation par semaine, en plus de ses autres rendez-vous en ophtalmologie, en neurologie, en physiatrie, en pneumologie, en ORL, en clinique de suivi néonatal, etc. En plus, sa mauvaise condition pulmonaire a exigé des visites quasi hebdomadaires à l'urgence jusqu'à l'âge de trois ans. Il a été hospitalisé une dizaine de fois, opéré 7 ou 8 fois. Il avait des troubles alimentaires sévères et il a fallu attendre l'âge de 2 ans avant qu'il puisse ingurgiter des morceaux solides.
Ce qui fait défaut aux parents d'un enfant aux prises avec de telles difficultés, c'est l'aide, le soutien qui leur permettrait de se reposer. Erwan, par exemple, s’est réveillé 4 à 5 fois par nuit jusqu'à l'âge de 9 ans. Il manque aux parents de l'aide pour se présenter aux rendez-vous. Tout repose sur leurs épaules. J'ai compris bien des années après pourquoi on m'avait serré la main en me souhaitant bonne chance lorsque j’ai quitté l'unité néonatale ; je croyais que tout était terminé alors qu'en réalité tout ne faisait que commencer. Mon fils avait alors 3 mois et pesait 1,8 kilos.
Relation parent-enfant ou relation thérapeutique?
Le fait d'être en relation thérapeutique constante avec son enfant complique la relation parent-enfant. Dans notre cas, tous les jeux auxquels nous jouions avec Erwan étaient basés non pas sur le plaisir mais sur l'apprentissage qu'il pourrait en retirer. Il fallait le tenir dans nos bras d'une façon précise, il fallait s'assurer constamment qu'il ne s'étouffe pas en mangeant.
Notre vie familiale a été complètement bouleversée. Nous essayions d'atteindre la «normalité», laquelle était en soi un objectif inaccessible. Pour réussir à vivre une véritable vie de famille, créer un lien dépassant le lien thérapeutique, nous avons décidé de nous amuser en laissant de côté le reste. La condition d'Erwan ne nous a pas empêchés de vouloir lui faire vivre le plus d'expériences possibles. Erwan a grimpé le Mont Albert sur le dos de son père. Il a lui-même escaladé quelques montagnes car il est très tenace. En dépit du fait qu'il fallait constamment nous ajuster à sa condition, nous avons pu vivre avec lui de «grandes» aventures. Lors d'une randonnée pédestre en Bretagne, nous avons loué un âne qui transportait Erwan, ce qui nous permettait de marcher plus librement. Bien sûr, Erwan ne peut pas faire de vélo comme les autres enfants, mais il peut faire du vélo adapté. Il adore jouer aux quilles, nager, faire du canot. Il a fallu évidemment beaucoup de travail pour en arriver là. Bien que ce n'était pas un des objectifs visés par ces activités, Erwan a par la même occasion enrichi son vocabulaire.
La scolarisation des enfants prématurés
En 2002, le Premier ministre Jean Charest s'adressait en ces termes au ministre de la Santé, Philippe Couillard: «[Au Québec], il y a des milliers d'enfants dont l'intégration scolaire est compromise parce qu'ils n'ont pas accès à des services de réadaptation. Je veux que vous vous en occupiez.» Malheureusement, l'intégration scolaire des enfants handicapés n'est pas toujours une réussite. Pour certains prématurés, l'école spécialisée devient le lieu obligatoire de scolarisation. Après 5 ans à l'école régulière, en classe fermée pour enfants sourds, notre fils a intégré l'école Victor-Doré, une école spécialisée qui accueille des enfants handicapés. L'intégration d'Erwan dans une école régulière s'est soldée par un échec et son transfert dans une école spécialisée nous a soulagés d'un poids énorme. Nous avons cessé de nous questionner sans cesse sur les limitations de notre fils. Nous n'avions plus à justifier la présence d'Erwan, ce qui n'était pas le cas à l'école régulière. Le concept d'intégration des enfants en difficulté est en vogue dans plusieurs milieux, mais je trouve qu'on sacrifie souvent des familles à un simple concept. Dans bien des cas, l'intégration ne saurait être qu'un vœu pieux. À l'école Victor-Doré, la connaissance approfondie des intervenants à l'égard des troubles neurologiques a grandement facilement l'intégration d'Erwan. Un exemple simple: pendant les cinq années de son passage à l'école régulière, à chaque rencontre hebdomadaire, l'orthophoniste plaçait Erwan devant un miroir pour lui apprendre à fermer la bouche. À son arrivée à l'école spécialisée, j'avais mis au courant l'intervenante des traitements qu'Erwan avait reçus à l'école régulière. L'intervenante répondit: «J'avais remarqué qu'Erwan avait peur du miroir et je l'ai déplacé. Il est inutile de vouloir lui apprendre à fermer la bouche car il souffre d'hypotonie à la bouche. Je vais davantage travailler l'estime de soi.» L'estime de soi chez Erwan était au plus bas niveau possible car on n'avait travaillé que sur ses limitations.
En terminant, je vous inviterais à regarder le documentaire Médecine sous influence qui montre bien ce que peuvent vivre certains prématurés. Il est facile d'applaudir aux prouesses médicales en néonatalogie que les médias nous montrent avec une certaine complaisance. Mais il est temps de regarder en face les conséquences à long terme sur le développement des enfants prématurés, leur impact sur la vie familiale. On dit qu'il faut un village pour élever une famille. Il est temps, je pense, que la société se mette à élever ses enfants.