Nortel: un fossé entre Teachers' et la Caisse
Girard, Michel
Les actionnaires de Nortel qui vont se partager les 2,5 milliards US de compensation financière doivent une fière chandelle à Claude Lamoureux, le grand patron de Teachers', le régime de retraite des enseignants de l'Ontario.
C'est lui l'initiateur, de concert avec le Treasury Department de l'État de New Jersey, du fameux recours collectif américain qui vient de faire l'objet d'une entente de principe avec la haute direction de Nortel. Il l'a fait au nom des 250 000 membres de la deuxième plus importante caisse de retraite au Canada.
Pourquoi avoir déposé un recours collectif aux États-Unis contre une compagnie canadienne au lieu de le faire au Canada? Parce qu'en matière de fraudes boursières, le système juridique américain est nettement plus efficace.
C'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi le grand patron de Teachers préfère et de loin effectuer ses transactions sur les actions canadiennes non pas à la Bourse de Toronto, mais à New York.
Dans le récent reportage de Zone libre sur le scandale Nortel, M. Lamoureux a indiqué que les investisseurs canadiens étaient nettement mieux protégés contre les fraudes boursières lorsqu'ils transigent sur le marché américain. Il est beaucoup plus facile de poursuivre aux États-Unis et de gagner sa cause.
" Au Canada, a-t-il ajouté, on perd notre temps. "
Comme il y a actuellement 180 grandes entreprises canadiennes dont les titres sont négociés au New York Stock Exchange (NYSE) et qui doivent donc se plier aux exigences de la loi Sarbanes-Oxley, M. Lamoureux trouve donc plus rassurant d'investir dans les entreprises canadiennes par l'entremise de la Bourse de New York, plutôt que la Bourse de Toronto.
Les lois canadiennes sur les valeurs mobilières et les crimes économiques ne sont pas assez sévères aux yeux de M. Lamoureux.
Pour bien faire comprendre son message, il avait déclaré à un de mes collègues: " Si tu as juste des jeans et un t-shirt, tu vas à la banque et tu voles 10 000 $, ils vont te mettre derrière les barreaux. Mais si tu veux voler des milliards, mets une cravate et une chemise et tu n'iras jamais en prison. "
Qui en profitera?
Qui va profiter de l'entente de principe que Nortel vient de conclure dans le cadre du projet de règlement de deux recours collectifs intentés à New York? Une entente de 2,5 milliards US, qui comprend une compensation financière en espèces de 575 millions US et une compensation de l'ordre 1,9 milliard $ sous forme d'actions ordinaires (soit 628,7 millions d'actions).
Le dédommagement devrait être versé à tous les actionnaires qui ont acheté des actions de Nortel lors des deux périodes suivantes, soit la période allant du 24 octobre 2000 au 15 février 2001, et la période échelonnée du 24 avril 2003 au 27 avril 2004. Sont également visés par l'entente les détenteurs des parts des fonds communs de placement qui avaient acquis des actions de Nortel lors desdites périodes.
Pour que l'entente soit acceptée par les parties, il faudra que celle-ci soit entérinée par tous les groupes d'actionnaires qui ont entamé des procédures de recours collectifs contre Nortel tant au Québec, au Canada qu'aux États-Unis, ou ailleurs dans le monde. Une parenthèse: même si les recours déposés au Québec portent sur des périodes plus courtes, il appert qu'ils seront amendés pour se conformer à l'entente américaine, a laissé entendre Me Daniel Belleau, du cabinet Belleau Lapointe. (En passant, la mécanique par laquelle les victimes de Nortel pourront déposer leurs demandes de dédommagement n'est pas encore établie. On vous tiendra au courant lorsque les informations seront disponibles.)
Par ailleurs, comme dans tout règlement de litige, il y a aura des perdants. Et dans ce cas-ci, les perdants... ce sont les actionnaires de Nortel qui ont conservé leurs positions intactes lors des deux périodes visées. Aucun dédommagement n'est actuellement prévu pour ces fidèles actionnaires, même si nombre d'entre eux ont conservé leurs titres en raison des informations trompeuses que la direction de l'entreprise avait publiées.
Et d'une façon encore plus globale, la compensation financière de 2,5 milliards US sera évidemment épongée par tous les actionnaires de Nortel, lesquels doivent subir une dilution de valeur de leurs actions de 20 %.
La Caisse absente
Dans toute cette bataille juridique que Teachers', des groupes d'investisseurs et d'autres fonds institutionnels ont mené contre la haute direction de Nortel, soulignons l'absence totale de la Caisse de dépôt et placement du Québec.
La plus grosse caisse de retraite au Canada et son président Henri-Paul Rousseau n'ont pas levé le petit doigt pour aider les victimes du scandale de Nortel. Pourtant, s'il y a une caisse de retraite qui a mangé toute une claque avec le scandale de Nortel, c'est bien la Caisse de dépôt et placement.
En août 2000, la position de la Caisse de dépôt dans Nortel (43 millions d'actions) valait à un certain moment quelque 5,3 milliards de dollars. Quatre mois plus tard, cette même position ne valait plus que 2,1 milliards.
Dans les mois qui suivent, la Caisse double sa position et se retrouve à la fin de décembre 2001 avec 87,2 millions d'actions. Mais la valeur de sa position continue de fondre et s'établit à 1 milliard seulement.
La débandade de Nortel se poursuit de plus belle et à la fin de décembre 2002, la position de la Caisse est la suivante: 60 millions d'actions, mais une valeur de seulement 151 millions de dollars. Le trou s'est creusé d'une autre 850 millions. Au dernier relevé disponible, celui du 31 décembre 2004, la position de la Caisse dans Nortel s'établissait à 37,5 millions d'actions, pour une valeur globale de 156 millions.
Entre août 2000 et la fin de décembre 2004, la Caisse a vu la valeur de ses actions de Nortel fondre de quelque 5 milliards de dollars.
Malgré cette énorme perte, la haute direction n'a jamais jugé bon de s'impliquer dans les recours contre la manipulation des états financiers de Nortel.
Qui plus est, sous prétexte de se réserver une marge de manoeuvre dans certains dossiers, la Caisse refuse toujours de devenir membre de la Coalition canadienne pour la bonne gouvernance des entreprises canadiennes.
Elle préfère s'en tenir à un petit rôle d'observateur.
Regroupant une quarantaine d'investisseurs institutionnels (caisses de retraite, fonds communs de placement, gros gestionnaires de portefeuilles institutionnels), la Coalition pour la bonne gouvernance a été fondée par Claude Lamoureux de Teachers' et le réputé gestionnaire montréalais Stephen Jarislowsky.
La préoccupation de la Coalition? Forcer les grandes entreprises inscrites à la Bourse de Toronto à mettre en place des mesures de bonne gouvernance dans le but d'éviter autant que possible de se retrouver avec d'autres scandaleuses affaires de manipulation comptable et boursière, comme ce fut le cas avec Nortel.