Demande de restitution, par la France, de la dette de l’indépendance haïtienne
Par Louis-Philippe Dalembert, écrivain haïtien, ex-pensionnaire de la villa Médicis.
En 1825, Charles X oblige Haïti à verser à la somme de 150 millions de francs lourds «destinés à dédommager les anciens colons», en échange de la reconnaissance de son indépendance. Le dernier sou sera versé en 1972.
par Louis-Philippe Dalembert, écrivain haïtien, ex-pensionnaire de la villa Médicis.
Difficile de lire dans les journaux français les articles relatifs à la restitution, par la France, de la dette de l’indépendance haïtienne sans en être sinon choqué, du moins ressentir un certain malaise. Confusion plus ou moins pilotée en sous-main par le Quai d’Orsay, ignorance, voire indifférence ?
Rappelons les faits : le 1er janvier 1804, après treize ans d’une guerre sans merci, Saint-Domingue, le fleuron des colonies françaises de l’époque, devient indépendant sous le nom d’Haïti. La réaction de la métropole ne se fait pas attendre : elle impose un embargo à la jeune nation. C’est que l’ancienne colonie faisait vivre un Français sur huit. Après des années de tractations, en 1825, Haïti se voit obligé de verser à la France de Charles X la somme de 150 millions de francs lourds «destinés à dédommager les anciens colons». En échange, en fait, de la reconnaissance de son indépendance durement acquise. Le versement de cette somme est en outre assorti d’un accord d’exclusivité en faveur des produits français qui entrent désormais en Haïti sans droits de douane. La somme est empruntée à une filiale de banque française, la première et la seule du pays jusqu’au début du XXe siècle.
Pour rembourser l’emprunt ainsi contracté, l’état haïtien a eu recours pendant plus d’un siècle à la levée de lourds impôts sur la paysannerie. En 1942, le gouvernement d’Elie Lescot a même lancé un appel à souscription national pour réunir ce qui devait être la dernière tranche du remboursement jusqu’auprès des élèves du primaire. La dette ne sera définitivement soldée, remboursée au dernier sou, qu’en 1972. Voilà les faits.
Le 7 avril dernier, jour du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture au fort de Joux, dans le Jura, M. Aristide, dont le pays exige le départ, tente de faire diversion et réclame à la France la restitution de cette dette. Dans son discours à l’emporte-pièce et sans véritable argumentation, il confond d’ailleurs restitution et réparation. Confusion reprise depuis ad libitum. On jubile au Quai d’Orsay. Le paiement d’éventuelles réparations pour l’esclavage en tant que crime contre l’humanité est un dossier multilatéral, qui dépasse de loin les relations entre la France et Haïti. Irrecevable donc. En outre, on a eu un aperçu, il y a deux ans à la conférence de Durban, de la difficulté à traiter de cet argument. La restitution de la dette de l’indépendance est un dossier bilatéral. Pour l’heure, on est en face d’un marché de dupes où chacun, M. Aristide d’un côté, le gouvernement français de l’autre, essaie de manipuler l’opinion des deux peuples et de tirer la couverture à soi. Que le tyran Aristide tente d’utiliser la demande de restitution de la dette pour détourner l’attention des Haïtiens de l’essentiel et s’accrocher au pouvoir, cela ne fait aucun doute. Faut-il ajouter que ce régime corrompu et répressif, dont tous, Haïtiens du dedans comme de la diaspora, souhaitent le départ, n’est pas le mieux placé pour défendre un tel dossier ?
Une fois ces données admises, le malaise tient de l’impression que la situation chaotique d’Haïti fait l’affaire de certains. Pourquoi, sinon, forcer aussi souvent les Haïtiens à se prononcer dans un tel contexte sur la question de la restitution de la dette de l’indépendance ? Il s’agit d’abord et avant tout, il me semble, de chasser du pouvoir un apprenti dictateur. Où est le rapport avec la dette de l’indépendance ? N’est-il pas permis d’être anti-Aristide et pour la restitution en même temps ? L’objectif serait-il de profiter de la confusion actuelle pour empêcher le dossier de revenir sur le tapis après le départ d’Aristide et le classer une fois pour toutes dans le rayon pertes et profits de l’Histoire ? Loin de nous l’idée de rendre la France seule responsable du désastre économique d’Haïti. L’incurie, la corruption et l’incompétence des Haïtiens eux-mêmes y sont certainement pour beaucoup. La mainmise des Américains au début du XXe siècle a achevé la dérive de ce petit pays. Mais le versement de la dette de l’indépendance à la France et l’emprunt ainsi contracté y ont aussi contribué.
Le malaise participe aussi de la difficulté à trouver aujourd’hui dans l’Hexagone, où pourtant la liberté d’opinion relève presque du sacré, des personnalités intellectuelles pour plaider en faveur de la restitution de cette dette. Dès que la question est abordée, soit elle est tournée en dérision, sous prétexte qu’il s’est passé trop de temps, soit l’accent est mis sur les malversations et les atteintes aux droits de l’homme de l’actuel gouvernement haïtien. Ce dernier argument est bien sûr imparable. Mais il ne saurait suffire à évacuer la question. Tout se passe comme si intellectuels et journalistes étaient autant de ministres des Affaires étrangères français, dont le souci premier est de défendre les intérêts de la France.
Si envisager des compensations de l’esclavage se révèle très complexe, il n’est pas interdit de parler de restitution d’une dette immorale et inique, dont la France ne sort pas grandie. Reste, bien sûr, à savoir sous quelle forme et à quel gouvernement haïtien. La députée de la Guyane, Christiane Taubira, a suggéré au début de l’année 2003 la création d’un fonds d’intervention qui irait en priorité à l’éducation, la santé ainsi que le logement, et qui serait géré par des personnalités haïtiennes et françaises. L’idée aurait pu être retenue, mais elle n’a guère rencontré d’écho. C’est vraiment dommage qu’au pays de Victor Hugo et d’Emile Zola il n’y ait qu’une députée, originaire d’une ancienne colonie, pour réclamer officiellement la restitution de la dette de l’indépendance haïtienne. La France pourtant aurait tout à gagner, et pas seulement en termes d’image et de grandeur.
Dernier ouvrage paru de Louis-Philippe Dalembert: l’Ile du bout des rêves, éd. Bibliophane-DanielRadford. www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles /dalembert. html