M. Sarkozy, les Antilles et une histoire à fleur de peau
LE MONDE | 08.12.05 | 14h39
POINTE-À-PITRE CORRESPONDANT
Plus d'un millier de manifestants à Fort-de-France, en Martinique, et près de 300 militants politiques et responsables syndicaux mobilisés à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe : la venue aux Antilles, programmée cette semaine, de Nicolas Sarkozy et le refus exprimé le 29 novembre par les députés UMP d'abroger l'article 4 de la loi du 23 février sur le "rôle positif" de la colonisation ont réveillé les rancoeurs antillaises.
Mercredi 7 décembre, scandant des slogans contre "la loi de la honte", les manifestants martiniquais ont parcouru les rues de Fort-de-France en se félicitant de la décision prise par M. Sarkozy d'annuler son déplacement. "L'annulation de son voyage n'abroge pas la loi", soulignait l'un des organisateurs en appelant la Martinique à rester mobilisée. C'est dans ce département, où l'emblématique Aimé Césaire, écrivain et ancien maire de Fort-de-France, avait annoncé son refus de recevoir M. Sarkozy, que la mobilisation a été le plus forte. Des élus martiniquais — aux premiers rangs desquels Serge Letchimy, le maire de Fort-de-France — se sont joints, dès lundi 5 décembre, aux syndicalistes et personnalités de la société civile réunis dans l'arène d'un "pitt à coqs" (lieu dédié aux combats de gallinacés) pour débattre, dans la perspective de la visite du ministre de l'intérieur et président de l'UMP, de la "loi qui blesse notre antillanité". "Si (Nicolas Sarkozy) veut montrer sa bonne foi, qu'il clarifie les choses en faisant abroger cette loi", a affirmé M. Letchimy.
Car M. Sarkozy n'a plus vraiment le vent en poupe aux Antilles. Jusqu'à l'emploi par ce dernier des termes "racaille" et "Kärcher" et à la crise des banlieues, la gouaille populiste du président de l'UMP avait l'heur de plaire dans des îles où l'on vouerait presque un culte aux hommes qui ne se le font pas dire. Mais ces deux mots-là ont jeté plus qu'un froid : quasiment tous les Antillais ont des parents "là-bas", dans les banlieues en métropole. Et tous se sont sentis concernés...
Les syndicats d'enseignants et les universitaires, qui, depuis quelques mois, étaient isolés dans leur protestation contre la loi du 23 février, ont dès lors commencé à rencontrer un écho. Le sentiment identitaire, vif et toujours douloureux aux Antilles, avait repris le dessus. La mémoire symbolique de l'esclavage et le long combat (qui ne s'est achevé que dans les années 1990) pour l'égalité sociale avec la métropole de ces "vieilles colonies", devenues département en 1946, constituent le tabou absolu.
Pour ne l'avoir pas intégré et s'identifier à une politique perçue par nombre d'Antillais comme "une chasse aux voix du Front national", le président de l'UMP s'est retrouvé comptable de la nostalgie coloniale des députés de la majorité. Vu des Antilles, le fait que 64 % des Français puissent approuver, selon un sondage, l'article controversé constitue une nouvelle marque de ce "mépris". M. Sarkozy n'est pas au bout de ses peines dans les îles : l'opposition qu'il risque d'y rencontrer pourrait s'accroître jusqu'au rejet. L'histoire antillaise est souvent à fleur de peau.
Eddy Nedelkovski
Article paru dans l'édition du 09.12.05