Le Devoir
ÉCONOMIE, lundi 21 novembre 2005, p. a5

Perspectives: La petite machine verte

Desrosiers, Éric

Les pays en voie de développement aimeraient bien, cette fois-ci, ne pas rater la prochaine révolution industrielle qui sera celle des technologies de l'information. La tâche promet d'être ardue tellement on y part de loin. Ils semblent, toutefois, pour une rare fois, pouvoir compter sur l'aide des grandes multinationales et des lois du marché.

Immédiatement surnommé «la machine verte» après son dévoilement, la semaine dernière, au Sommet mondial sur la société de l'information à Tunis, le petit ordinateur portable vert lime en a presque arraché une larme au secrétaire général des Nations unies tellement son aventure est belle. «C'est réellement une expérience émouvante. C'est aussi une touchante expression de solidarité mondiale et [un exemple] d'entreprises citoyennes», s'est exclamé Kofi Annan devant l'appareil conçu spécialement pour les enfants des pays les plus pauvres de la planète par l'ingénieur du Massachusetts Institut of Technology et père du projet «un portable par enfant», Nicholas Negroponte.

Pas plus grosse qu'un livre d'école, la machine est un vrai ordinateur muni d'un petit écran couleur/noir et blanc et d'un clavier, le tout fonctionnant avec une mémoire flash et encastré dans une coque de caoutchouc afin de lui assurer une meilleure résistance aux chocs. Son câble d'alimentation sert également de bandoulière. Elle a une jolie manivelle jaune qui sert à recharger sa batterie en cas d'absence de courant, à raison d'une minute de tours de manivelle pour 40 minutes d'utilisation. Elle peut aisément se transformer en télévision ou en jeu électronique. Elle comprend des logiciels gratuits et fonctionne grâce à un système d'exploitation à code source libre (Linux) qui permettra à ses utilisateurs de développer aisément leurs propres logiciels. Elle a été conçue pour fonctionner en réseau de manière, par exemple, à ce que toute une classe puisse travailler ensemble ou profiter d'une seule et même connexion Internet.

Ah oui! Cette petite merveille ne devrait coûter que 100 $ US. Parrainée par des géants de l'industrie tels que Google, AMD, News Corp et Red Hat, elle ne sera d'abord vendue qu'aux gouvernements de pays en voie de développement afin qu'ils en fassent directement cadeau à leurs millions d'écoliers. Sa distribution devrait pouvoir commencer dès la fin de 2006 dans six pays, soit deux d'Afrique, deux d'Asie et deux d'Amérique latine.

La petite machine verte risque de ne pas être le seul ordinateur à bas prix disponible dans les prochains mois. L'américain SolarPC devrait sortir un ordinateur au même prix, mais sans écran, d'ici à la fin de l'année. AMD travaille à un boîtier Internet à 249 $, le constructeur taïwanais VIA a lancé en juin un ordinateur personnel vendu 250 $ et l'indien Encore Software a présenté des prototypes qui coûteraient 230 $. On observe le même phénomène dans la téléphonie sans fil où l'américain Motorola vient d'être choisi par un consortium de 650 opérateurs pour concevoir des mobiles coûtant moins de 30 $. Le néerlandais Philips promet, de son côté, de faire des modèles deux fois moins chers d'ici à 2008. Le finlandais Nokia a plutôt choisi, quant à lui, de s'attaquer aux coûts des services et se fixe comme objectif un prix mensuel inférieur à 6 $ par appareil.

On devine aisément que cette course aux bas prix tient généralement moins du sens de l'altruisme que du sens des affaires. Alors que le marché de l'informatique piétine dans les pays développés, les perspectives de croissance sont spectaculaires dans les économies émergentes de la Chine, de l'Inde ou encore du Brésil. Le nombre d'utilisateurs d'ordinateurs personnels dans les pays en voie de développement devrait passer de 660 millions à un milliard d'ici à cinq ans. En téléphonie sans fil, on s'attend à pouvoir gagner un milliard de nouveaux utilisateurs durant la même période dans ces pays qui compteront pour 80 % de la croissance mondiale des abonnements. Les compagnies savent que l'on pourrait faire beaucoup mieux encore à condition de réduire le coût des ces technologies.

Raccourci vers le développement?

Quelles qu'en soient les raisons, cette tendance est une bonne nouvelle dans un monde où, comme le Sommet de Tunis, l'on cherche à réduire «la fracture numérique» entre le Nord et le Sud. Souvent pauvres, sinon totalement dépourvus d'infrastructures classiques de télécommunication, ne serait-ce que de simples fils téléphoniques, les pays en voie de développement ne pourraient-ils pas espérer sauter cette étape et passer directement à la nouvelle économie grâce à la téléphonie cellulaire et à la technologie numérique? Leur sous-équipement et la jeunesse de leur population pourraient, selon des experts, constituer paradoxalement un avantage par ce qu'ils en font des terrains vierges où peuvent se déployer rapidement les nouvelles technologies de l'information.

On a ainsi calculé, par exemple, qu'à chaque fois que le nombre de téléphones mobiles y croît de 10 appareils pour 100 habitants, le PIB augmente lui même 0,6 %. On rapporte également que ces appareils permettent aujourd'hui aux agriculteurs africains et chinois de s'informer directement des prix en vigueur sur les marchés et de moins se faire rouler par les intermédiaires au moment de vendre leurs récoltes.

Ce que ces statistiques ne disent pas, cependant, c'est que la révolution numérique dans les pays du Sud se concentre essentiellement dans les économies émergentes et les grandes villes, laissant pour compte les zones rurales et les populations les plus démunies. Elles ne disent pas non plus que si c'est surtout le téléphone cellulaire qui a du succès auprès de ces populations, c'est entre autres parce que l'on n'a pas à savoir lire ou compter pour pouvoir s'en servir. Et l'on ne parle pas de l'espionnage de ces communications par les dictateurs.

Ce que l'on ne dit pas non plus, c'est que la première expérience d'ordinateur des pauvres, appelé Simputer et mis au point par l'Institut indien des sciences, a été un échec commercial lamentable. Quant à la petite machine verte avec laquelle on rêve, aujourd'hui, de voir se balader des millions d'écoliers des pays pauvres du globe, ses créateurs admettent que l'un des problèmes sera de dissuader les familles de ses petits propriétaires, dont le revenu annuel est parfois aussi bas que 1000 $ année, de la revendre aussitôt pour arrondir leurs fins de mois.

Catégorie : Économie
Sujet(s) uniforme(s) : Industries de l'informatique et de l'électronique; Internet, technologies de l'information et multimédia
Type(s) d'article : Article
Taille : Long, 776 mots

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Doc. : news·20051121·LE·95650