Les Echos, no. 19706
Idées, mardi 11 juillet 2006, p. 14
L'analyse de
Jeu politique et migrations mondiales
JACQUES HUBERT-RODIER
L'ANALYSE DE
JACQUES HUBERT-RODIER
Samuel Huntington, l'auteur du « Choc des civilisations », s'inquiétait dans « Qui sommes-nous ? » des effets de la présence de plus en plus importante de Mexicains aux Etats-Unis sur « l'intégrité culturelle et l'identité nationale » de cette nation. The Heritage Foundation, l'un des « think tanks » conservateurs américains, agitait le chiffon rouge en estimant que 103 millions de personnes pourraient émigrer aux Etats-Unis « légalement » si les lois sur l'immigration étaient modifiées afin de légaliser immédiatement quelque 10 millions de clandestins. De même, la France a ouvert son débat sur la légalisation des clandestins et sur l'immigration « choisie ». L'Italie, l'Espagne, les pays d'accueil du nord de l'Europe n'échappent pas non plus à ces débats dont l'intensité est souvent liée à l'approche d'échéances électorales. Dans sa récente étude sur les « perspectives des migrations internationales », l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) note que cette question s'est « progressivement retrouvée au coeur des préoccupations politiques de la plupart » des pays développés. Largement parce que les flux ne cessent de s'accroître, alimentés parfois par des entrées irrégulières. Les Nations unies dénombrent ainsi quelque 200 millions de « migrants internationaux » contre 82 millions en 1970. Largement aussi parce que les populations d'Europe et d'Amérique du Nord sont sur la pente du vieillissement et que, comme le souligne encore l'OCDE, un certain désintérêt pour des professions notamment dans les sciences et le BTP, laisse présager un recours accru à l'immigration dans les années à venir. La très grande majorité émigre en effet dans les pays développés avec toujours une forte prime pour les Etats-Unis (20 % du total mondial, selon l'ONU).
Les raisons profondes de ces mouvements de population, d'une ampleur sans précédent, sont multiples : d'ordre politique pour certains, purement économique pour d'autres, familiales, attrait d'un nouvel eldorado qui se trouverait « au nord »... On pourrait aussi ajouter la pression démographique. De 1,6 milliard en 1900, la population mondiale est passée à plus de 6 milliards au début du XXIe siècle avec des taux de croissance beaucoup plus forts dans les pays du Sud. Fernand Braudel (1) parlait déjà pour le XVIIIe siècle d'une progression démographique « ahurissante » de la Chine qui voyait alors sa population passer de 130 millions à plus de 300 millions avec comme conséquence d'impressionnantes migrations intérieures entre les provinces chinoises.
Face à ce phénomène aujourd'hui global, les dirigeants politiques des grandes puissances démocratiques sont contraints à un difficile exercice d'équilibrisme. L'OCDE parle même - un peu plus froidement - de « savant dosage » entre ouverture et contrôle. Le président George W. Bush est sans conteste pris entre des pressions antagonistes. Il y a d'un côté ceux qui, au sein de ses propres troupes républicaines au Congrès, considèrent l'arrivée massive de Mexicains comme une menace et proposent de construire un mur tout au long de la frontière du Mexique. Et, de l'autre, ceux qui estiment nécessaire l'arrivée de travailleurs migrants, notamment pour les entreprises agricoles de Californie qui dépendent de cette main-d'oeuvre étrangère. Un choix d'autant plus cornélien que l'Amérique est elle-même une nation de descendants d'immigrés. Le débat en France est d'une nature différente. L'immigration « choisie » ou « sélective » a provoqué ici de très fortes réactions alors qu'elle ne suscite pas de débat en Amérique qui accorde en priorité des permis de séjour - la célèbre « green card » - à des étrangers ayant des « capacités extraordinaires » en économie, dans les sciences, dans les domaines artistiques ou encore sportifs. Le président sénégalais, Abdoulaye Wade, s'exprimant récemment à Paris dans le cadre d'une rencontre avec l'Association de la presse diplomatique française, avait dénoncé quant à lui le dispositif français visant à offrir des cartes temporaires de « compétences et talents » aux diplômés des pays en voie de développement. « Le Sénégal consacre 40 % de son budget à l'éducation. Je vais former des cadres et ils vont développer l'économie française ! Je vais vous envoyer la facture pour que vous me remboursiez l'argent que j'ai dépensé », avait-il lancé. Une critique qui ne tient pas compte d'autres réalités : celle du retour aussi dans leur pays d'origine de ces migrants qualifiés et expérimentés et celle de l'importance des transferts de fonds des émigrés vers leur pays d'origine estimé à quelque 150 milliards de dollars. Un chiffre qui double à 300 milliards si l'on tient compte des sommes transférées de manière informelle.
Certes, ces retours financiers ne compensent pas la fuite de cerveaux engendrée par la montée vers le nord. Mais ce montant est largement supérieur à l'aide publique au développement accordée par les pays industrialisés et ces transferts jouent - très imparfaitement il est vrai - leur rôle dans les pays en développement. Or, même s'il n'est pas l'unique raison, cet écart entre régions pauvres et riches est le facteur déterminant de ces mouvements de population. La conférence ministérielle, organisée à Rabat du 10 au 11 juillet entre pays de l'Union européenne et pays d'Afrique lie justement « migrations et développement ». L'un des objectifs est bien de faciliter ces transferts financiers notamment en réduisant les commissions bancaires. Le rendez-vous pris à New York dans le cadre de l'Assemblée générale des Nations unies pour les 14 et 15 septembre est un autre pas positif. Car aucun pays seul, ni le Maroc, ni l'Espagne, ni l'Italie, ni les principaux pays d'accueil y compris les Etats-Unis, ne peut résoudre cette question complexe. Reste aux dirigeants politiques à faire preuve d'une vision claire - sans jouer à l'approche d'élections sur les peurs - et à échapper aux politiques brouillonnes faites de petites phrases sur la légalisation ou non de clandestins. Partout, elles ont eu tendance à provoquer de mini-paniques et à accroître les tensions entre Nord et Sud, bien inutilement...
Note(s) :
(1) Fernand Braudel, « Civilisation matérielle, économie et capitalisme » (Livre de Poche).
JACQUES HUBERT-RODIER est éditorialiste de politique internationale aux « Echos ». jhubertrodier@lesechos.fr