Recensement " ethnique " Le débat français (Le Monde 10-11-06) >
Dans plusieurs pays, notamment anglo-saxons, le recensement de la
population prend en compte des critères ethniques ou religieux. La France,
partagée entre idéal républicain et lutte contre les discriminations,
s'interroge sur leur légitimité
L'événement aurait été impensable il y a quelques années : le 19 octobre,
à Paris, à l'initiative du Centre d'analyse stratégique (l'ancien Commissariat
général du plan), a eu lieu un colloque intitulé " Statistiques ethniques ".
Pourtant, en France, il n'y a ni Noirs, ni Arabes, ni Asiatiques, du moins au
regard des statistiques.
La République, " indivisible ", ne reconnaît que des citoyens égaux, "
sans distinction d'origine, de race ou de religion ". La Commission nationale de
l'informatique et des libertés (CNIL) l'a rappelé, le 8 juillet 2005 : le droit
français autorise la collecte de données sur la nationalité et le lieu de
naissance d'un individu et de ses parents. Il interdit de " recueillir des
données relatives à l'origine raciale ou ethnique, réelle ou supposée ".
" On est arrivé à un point tel de - discrimination - que le comptage
ethnique ne peut être pire que l'inaction actuelle ", objecte Patrick Lozes,
président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), créé en
novembre 2005. Pour lui, il ne s'agit pas de légaliser les races ni d'évaluer
les ethnies, mais de mesurer les discriminations pour mieux les combattre.
" L'établissement progressif de statistiques ethniques est sans doute
devenu inévitable ", a soutenu, le 19 octobre, la sociologue Dominique
Schnapper, très attachée aux valeurs républicaines. " Inéluctable ",
explique-t-elle, car ce serait la seule voie permettant de tenir les promesses
du pacte républicain et de garantir une " égalité réelle " entre les citoyens,
sans distinction d'origine ni de race. La sociologue reste prudente car le
débat, éminemment politique, soulève les passions.
La controverse transcende le clivage gauche-droite. Le ministre de
l'intérieur et probable candidat à l'élection présidentielle, Nicolas Sarkozy,
s'est déclaré favorable à la mention de l'origine, dans les entreprises comme
dans les statistiques de la délinquance.
Se posant en défenseurs du modèle républicain, le chef de l'Etat et le
premier ministre ont tout fait pour enterrer cette proposition, à laquelle ils
sont farouchement hostiles. Pourtant favorable, le ministre délégué à l'égalité
des chances, Azouz Begag, a renoncé à porter le débat, par fidélité envers
Dominique de Villepin. Jacques Chirac peut aussi compter sur Louis Schweitzer,
qu'il a nommé à la présidence de la Haute Autorité de lutte contre les
discriminations et pour l'égalité (Halde). Pour l'ancien PDG de Renault, le
comptage ethnique est une " méthode lourde de risques ", qui " nourrit une
logique de séparation des communautés ".
La fabiusienne Bariza Khiari, sénatrice (PS) de Paris, craint elle aussi
qu'" on n'ouvre la porte à la discrimination positive, aux quotas ", et qu'" on
ne bascule vers un autre modèle ". Les socialistes ont inscrit dans leur projet
la mise en place d'" un bilan de l'égalité ". Cette mesure, défendue par Faouzi
Lamdaoui, délégué national chargé de l'égalité des chances et de la lutte contre
les discriminations, a failli disparaître : elle entraînait la question des
statistiques ethniques. Pour s'y soustraire, les socialistes ont préféré
préciser que ce bilan n'intégrerait que " des statistiques en fonction du
domicile des salariés ".
Pour l'heure, les trois candidats à l'investiture du PS ne se sont pas
prononcés sur le sujet. Dominique Strauss-Kahn dénonce les " discriminations
liées au nom, à la couleur de peau, au quartier ", mais les statistiques
ethniques sont un " faux sujet " pour lui. " Le sujet est moins d'avoir une
polémique sur les moyens de préciser l'ampleur du phénomène que de lutter
contre, de définir des outils pour faire reculer ces discriminations, explique
son conseiller, Christophe Borgel. L'ampleur du phénomène est connue. C'est la
volonté politique qui manque. " Sentiment que M. Strauss-Kahn partage avec
Ségolène Royal : " L'objectif est de passer à l'acte pour une égalité réelle. ",
insiste sa conseillère Sophie Bouchet-Petersen, qui ajoute que Mme Royal est
opposée " à l'ethnicisation du social ".
Pourtant, et contrairement à une idée reçue, la statistique publique est
habilitée à différencier les Français selon leurs origines, et de très longue
date. Les enquêtes à large échantillon menées depuis des années par les
instituts de statistiques publics (Insee, INED, Cereq) offrent même des données
de plus en plus précises sur les parcours d'intégration des populations issues
de l'immigration et sur les obstacles rencontrés. En s'appuyant sur la
nationalité de naissance, l'origine géographique, les trajectoires familiales,
voire la langue parlée, ou même sur des données ethniques.
" Il est permis de poser dans les enquêtes publiques des questions
"sensibles" quand elles sont proportionnées aux objectifs de l'enquête et que
les répondants ont donné leur accord express ", précise François Héran,
directeur de l'INED.
La question est de savoir si l'on systématise l'usage de ces questions "
ethno-raciales " dans les enquêtes publiques, alors qu'elles ne figurent,
actuellement, que dans des enquêtes ponctuelles sur un problème donné. Et si
l'on autorise des organismes de gestion - et donc des entreprises - à créer des
outils d'évaluation de la diversité, avec référentiels ethniques.
Le contexte européen semble inciter la France à adopter un dispositif
statistique plus complet et à en faire davantage usage. L'Union européenne a
engagé un important programme d'action de lutte contre les discriminations
directes et intentionnelles, mais également indirectes et non intentionnelles.
On parle de discriminations indirectes lorsque des règles ou des pratiques
apparemment neutres désavantagent certaines personnes par rapport à d'autres, de
manière injustifiée et systématique.
Or, si les directives communautaires n'imposent pas aux Etats membres
d'intégrer à leur appareil statistique les différents chefs de discrimination
(origine ethnique, orientation sexuelle, convictions religieuses...), les
discriminations indirectes ne peuvent s'apprécier concrètement qu'à travers une
comparaison entre le groupe ethnique ou racial considéré et le groupe de
référence. Jean-François Amadieu, professeur de gestion à l'université Paris-I -
Panthéon-Sorbonne et directeur de l'Observatoire des discriminations, admet
qu'il est difficile de mettre en évidence une discrimination sans dispositif
statistique adapté. " Le "testing" ne suffit pas à tout démontrer. Le constat
d'un processus de recrutement discriminatoire dans une entreprise ne peut être
établi sur la base d'un seul cas ", explique-t-il. Le choix entre deux candidats
peut être aléatoire et tenir à d'autres facteurs qu'ethniques, comme, par
exemple, la voix ou la gestuelle pendant un entretien d'embauche.
Pour autant, estime M. Amadieu, utiliser des méthodes se référant à
l'ethnicité n'est pas nécessaire. " On peut le faire simplement en utilisant,
par exemple, les prénoms des individus ", suggère-t-il, soulignant les risques
de dévoiement d'un outil " ethno-racial " par les entreprises.
Pour Samuel Thomas, vice-président de SOS-Racisme, comme pour Jan Robert
Suesser, de la Ligue des droits de l'homme (LDH), le comptage ethnique, loin de
promouvoir l'égalité de traitement, aboutirait à renforcer les comportements
discriminatoires et racistes. " La raison donnée par le ministre de l'intérieur
à l'établissement de statistiques ethniques sur les délinquants n'est pas la
lutte contre les discriminations, mais des impératifs de transparence envers les
citoyens ", relève M. Suesser. " Les critères ethniques sont toujours utilisés
négativement. Les mesures de diversité servent actuellement dans les entreprises
ou chez les bailleurs à mettre en place des seuils et des quotas ", soutient de
son côté M. Thomas. Alain Blum, directeur d'études à l'EHESS et à l'INED,
s'insurge contre les effets stigmatisants des référentiels ethniques, qui
assignent à chacun une identité définitive et réductrice, liée à l'apparence
physique ou à l'appartenance à une communauté arbitrairement définie."
L'ethnicité a peu à voir avec les origines, elle est liée au regard d'autrui ",
fait-il valoir.
" Quand l'usage du critère racial est flagrant, pourquoi ne pas l'évoquer
? ", objecte Patrick Lozes, pour qui le débat ne peut se réduire à la seule
problématique migratoire. Et les indicateurs d'origine - nationalité, patronyme,
pays de naissance des individus ou de leurs parents - ne suffisent plus à
identifier les discriminations ethniques et " raciales ". " La nationalité n'est
plus une protection contre les discriminations. On parle de personnes qui n'ont
pour la plupart jamais migré ! ", relève M. Lozes.
" Il faut renoncer au critère de l'origine, qui stigmatise et perpétue le
statut de migrant de l'individu. La recherche d'une ascendance étrangère trahit
un désir de maintenir dans un statut allogène. Jusqu'à quand sera-t-on étranger
?, renchérit Yazid Sabeg, fils de docker algérien devenu PDG et coauteur avec
Laurence Méhaignerie des Oubliés de l'égalité des chances (Institut Montaigne).
Le pays de naissance n'est pas équivalent aux phénotypes, à la perception de
l'individu par autrui et/ou par lui-même. En France, il n'y a pas de races, mais
du racisme, des phénotypes qui génèrent des discriminations. "
Pour Yazid Sabeg et Patrick Lozes, il faut redonner au débat et à ces
statistiques leur raison d'être : la mise en évidence et la répression des
discriminations indirectes. " On cherche à mesurer les inégalités de traitement.
La question n'est pas de mesurer la diversité d'une entreprise à un instant "T"
et de lui délivrer un label diversité. Il faut mettre un coup d'arrêt à cette
idée ", soutient Jean-François Amadieu.
La mise en place d'outils statistiques dans les entreprises ne peut être
une fin en soi, insiste Patrick Simon, chercheur à l'INED. " En Belgique,
dit-il, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, la mise en place de monitorings de
la diversité dans les entreprises s'inscrit dans un dispositif public de lutte
contre les discriminations. Et répond au développement de mesures
antidiscriminatoires. "
La CNIL, restée jusqu'alors dans le droit-fil républicain, est consciente
qu'elle ne peut se contenter de rappeler ce que dit la loi. Plusieurs membres se
posant des questions, son président, Alex Türk, a engagé une nouvelle réflexion
nourrie d'auditions et destinée à " essayer de poser de nouveaux principes ".
Sur fond de crise des banlieues, le sujet est aujourd'hui de plus en plus
prégnant, reconnaît-il : " Nous devons nous poser la question d'un référentiel
ethno-racial, regarder en quoi cela consisterait, comment qualifier les
situations de fait, comment les valider. La société glisse vers cette solution,
mais faut-il aller jusqu'au bout ? Et si oui, comment la mettre en oeuvre,
l'encadrer ? " La CNIL souhaite achever ses travaux d'ici à février, pour
pouvoir les soumettre aux candidats à l'élection présidentielle. Car, pour M.
Türk, " sur cette question délicate, le législateur devra intervenir ".
Jeu 9 Nov - 14:24 par mihou