Politique Nationale/Internationale
Le contrôle des dégâts : Noam Chomsky et le conflit israélo-israélien
Alors que les États-Unis s'enfoncent dans le bourbier irakien et soutiennent la campagne israélienne de destruction en Palestine et au Liban, une polémique se développe aux États-Unis sur les liens exacts entre l'impérialisme US et l'expantionnisme sioniste. Soudainement la pensée de Noam Chomsky, qui s'est longtemps imposée comme référence à la gauche états-unienne, ne fonctionne plus. Pour le journaliste Jeffrey Blankfort, c'est le moment de remettre en cause ce monstre sacré. Nous publions ici, en trois parties, sa longue étude des limites de la pensée de Noam Chomsky.
Le contrôle des dégâts : Noam Chomsky et le conflit israélo-israélien
par Jeffrey Blankfort*
« Dans un article du New York Times (daté du 19 avril 2003), la journaliste Emily Eakin relatait un colloque de l'Université de Chicago, convoqué afin d'évaluer (de manière générale) l'impact des théories (politiques). Lors de l'une des sessions de ce colloque, à laquelle participait une brochette de superstars des sciences humaines, un étudiant demanda : « À quoi bon la théorie, dès lors que nous admettons de fait que les actions de Noam Chomsky sont plus importantes pour le monde que tous les écrits des théoriciens critiques réunis ? »
(John Spayde, éditorialiste en chef, UTNE Reader, novembre-décembre 2004.)
Noam Chomsky est le contempteur des aventures impériales de l'Amérique le plus en vue, et ce depuis plus de trente ans. C'est là sans doute le seul point qui fasse l'unanimité tant de ses partisans loyaux (qui sont légion) que de ses détracteurs tout aussi passionnés, bien que beaucoup moins nombreux. Sa prépondérance en la matière est si extraordinaire, si totalement dénuée de précédent qu'on aurait bien du mal à trouver un concurrent qui lui arrive à la cheville. C'est là une consécration considérable, surtout pour quelqu'un qui a parfois été qualifié d'« icône, à son corps défendant »… [1]
Depuis qu'on parle de lui, en dépit de son profil bas et de son élocution monocorde, Chomsky est tout ce que vous voudrez, sauf un grand timide. À y regarder de plus près, toutefois, il s'avère qu'il doit moins sa position éminente à son érudition qu'à sa production intellectuelle en tant que telle, qui compte des dizaines d'ouvrages – trente, ces trente dernières années – ainsi que des centaines de discours et d'interviews.
Dans le domaine des relations entre les États-Unis, Israël et la Palestine, avec Chomsky, c'est d'un véritable tsunami virtuel dont il s'agit, qui déferle tel une énorme vague sur les travaux authentiquement universitaires qui contredisent ses positions politiques sur le Moyen-Orient. À savoir, nommément : qu'Israël servirait d'atout stratégique aux États-Unis et que le lobby israélien (au premier rang duquel, l'Aipac) se réduirait à un groupe de pression semblable à tous les autres groupes de pression, mis à part le fait qu'il chercherait à modifier la politique américaine au Moyen-Orient. À l'appui de ces deux axiomes – je le démontrerai – Chomsky ne produit que des preuves extraordinairement sommaires. Quant aux éléments qui risqueraient de saper sa théorie, il les élimine, purement et simplement…
Néanmoins, Chomsky a réussi à fonder une pensée. Il s'est acquis l'adhésion presque religieuse de milliers d'adeptes dans le monde entier. En même temps, il est devenu l'objet par prédilection de la haine des gens qui soutiennent et justifient le programme politique mondial des États-Unis, leur « agenda global », ainsi que la domination de leur jeune supplétif – Israël – sur les Palestiniens. Qui d'autre que Chomsky pourrait se vanter de l'existence de blogs entièrement consacrés aux attaques contre son auguste personne ?
Ce qui est généralement moins connu, c'est le fait qu'il avoue lui-même avoir été, depuis sa plus tendre enfance, sioniste (dans l'une des toutes premières acceptions de ce qualificatif, c'est-à-dire qu'il était favorable à la création d'un foyer juif en Palestine - d'un État binational, et non pas d'un État exclusivement juif) et que, comme il l'écrivit voici une trentaine d'années : « Sans doute mon histoire personnelle déforme-t-elle la représentation que je me fais de ce problème [2]… » Il est par conséquent absolument essentiel de prendre la mesure du degré atteint par cette distorsion si l'on veut comprendre les positions absolument stupéfiantes que Chomsky a adoptées en réaction au conflit israélo-palestinien…
Étant données la constance et la perversité des attaques portées contre Chomsky par ses détracteurs « de droite », on marche sur des œufs quand on envisage de l'attaquer et que l'on est « de gauche ». Dénoncer de graves erreurs dans l'analyse et dans la recension de l'histoire opérées par Chomsky, c'est encourir presque à coup sûr l'opprobre de ceux qui pourraient – à l'extrême rigueur – être d'accord avec la nature de cette critique, mais qui sont devenus tellement jaloux de la réputation de Chomsky, depuis tant d'années – souvent en raison d'une amitié personnelle – que non seulement ils n'ont jamais mis en cause publiquement la moindre erreur substantielle de sa part, ni factuelle, ni interprétative, mais ils ont même violemment rejeté les tentatives d'autres personnes en ce sens, qu'ils n'ont pas manqué de qualifier de « vengeances personnelles » …
Chomsky lui-même n'est pas plus enclin que ses fans à admettre une quelconque critique à son endroit. Comme l'a dit un de ses contempteurs, « son attitude vis-à-vis de ceux qui ne sont pas d'accord avec lui est, dans une très large mesure, une attitude de pur mépris. La seule raison pour laquelle ces contestataires seraient incapables de voir que ce qu'il dit est la vérité toute pure, c'est qu'il ne pourrait s'agir, d'une manière ou d'une autre, que de gens moralement déficients. » [3]
Bien que j'aie déjà reproché à Chomsky de minimiser l'influence du lobby pro-israélien sur la politique moyen-orientale de Washington [4], j'ai hésité à rédiger une critique de l'ensemble de son approche pour les raisons indiquées. Néanmoins, j'étais convaincu qu'ironiquement, tout en ayant fourni ce qui est sans doute la documentation la plus complète sur les crimes d'Israël, il avait en même temps paralysé – sinon délibérément saboté – le développement d'un quelconque effort sérieux pour mettre un terme à ces crimes et pour bâtir un mouvement efficace au service de la cause palestinienne.
J'exagère ? À peine : beaucoup de déclarations de Chomsky ont démontré sa détermination à prémunir Israël et les Israéliens contre les sanctions ou les inconvénients majeurs qu'ils auraient dû encourir en raison de leurs transgressions absolument phénoménales de ce que devrait être un comportement humain décent, que Chomsky a lui-même documentées passionnément depuis des années. C'est là une des contradictions manifestes dans son action : il voudrait nous faire croire que l'occupation et les agissements extrêmement brutaux d'Israël contre les Palestiniens, ses invasions, ses quarante années de guerre non-déclarée contre le Liban et le fait qu'il ait armé des régimes assassins en Amérique centrale et en Afrique durant la Guerre froide, auraient été le fait d'un État client au service exclusif des intérêts nationaux américains. Du point de vue de Chomsky, voilà qui absoudrait Israël de toute responsabilité. Cette pétition de principe est hélas une partie constitutive de la doctrine chomskienne officielle.
Il m'a semblé essentiel de procéder à une étude critique de son œuvre, après avoir pris connaissance d'une interview qu'il a accordée en mai dernier à Christopher J. Lee de la revue Safundi : The Journal of South African and American Comparative Studies [Revue des études comparatistes d'Afrique du Sud et d'Amérique], disponible en ligne sur le site ouèbe Znet [5].
Tout à fait naturellement, la discussion aborda la question de l'apartheid et la question fut posée à Chomsky de savoir s'il considérait que ce terme s'appliquait (ou non) aux Palestiniens soumis à la domination israélienne. Il répondit :
« Je n'utilise pas moi-même ce terme, pour être franc. De même que je n'utilise pas [fréquemment] le terme « empire », parce que ce sont là, tout simplement, des termes provocateurs… Je pense qu'il faut s'en tenir à la description de la situation, sans la comparer à d'autres. »
Tout lecteur familier de Chomsky reconnaîtra qu'il n'est pas avare de termes incendiaires, et que comparer une situation historique avec une autre situation historique fait partie depuis fort longtemps de son modus operandi… Sa réponse, en l'occurrence, était troublante. Beaucoup d'universitaires et de journalistes israéliens, comme Ilan Pappe, Tanya Reinhart et Amira Hass ont décrit la situation des Palestiniens en la qualifiant de régime d'apartheid. Monseigneur Desmond Tutu a fait de même et, l'an dernier, le quotidien israélien Ha'aretz indiquait que le professeur de droit sud-africain John Dugard, rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés et ancien membre de la Commission Vérité et Réconciliation de son pays avait écrit dans un rapport adressé à l'Assemblée générale de l'Onu « qu'il régnait dans les territoires (palestiniens occupés par Israël) » un « régime d'apartheid bien pire que celui qui existait jadis en Afrique du Sud. » [6]
Chomsky a expliqué son désaccord :
« L'apartheid était un système particulier, et une situation particulièrement infâme… Ce terme n'est évoqué qu'afin d'agiter un chiffon rouge, alors qu'on peut très bien se contenter de décrire, tout simplement, la situation (telle qu'elle est)… »
Sa réticence à qualifier le contrôle exercé par Israël sur les Palestiniens d'« apartheid », car cela pourrait être perçu comme « l'agitation d'un chiffon rouge », de même que le fait de qualifier ce qualificatif de « provocation », voilà qui était, en soi, un chiffon rouge, et qui soulevait des questions qui auraient dû être posées par l'intervieweur, notamment celle de savoir qui, au juste, serait provoqué par le « chiffon rouge » que serait censée représenter toute référence à l'« apartheid » dans le cas d'Israël, et quelles objections Chomsky pourrait bien élever contre cela ?
Il y eut un échange encore plus dérangeant, plus tard, au cours de la même interview, quand on demanda à Chomsky si des sanctions pourraient être imposées à Israël, comme ce fut le cas pour l'Afrique du Sud ? Il répondit :
« Les sanctions, cela cause du tort à la population. On ne peut imposer de sanctions tant que la population ne les exige pas elle-même. C'est une question morale. Aussi, le plus important, dans le cas d'Israël, c'est ceci : la population (israélienne) réclame-t-elle des sanctions ? Eh bien, à l'évidence, la réponse est : “non !” »
À l'évidence : “non”… Mais est-il acceptable de prendre une décision de cette nature sur la base de ce que veut (ou ne veut pas) une majorité d'Israéliens ? Israël, que je sache, n'est pas une dictature dont la population serait tétanisée par la peur et ne saurait par conséquent être tenue responsable des agissements de son gouvernement. Israël a une presse très largement indépendante et très vivante, et une « armée populaire » dans laquelle tous les juifs israéliens (mis à part les ultra-orthodoxes) sont tenus de servir et qui fait l'objet, de la part de l'opinion publique israélienne, d'un révérence quasi religieuse. Au fil des années, à la manière démocratique qui leur est propre, la majorité des Israéliens a constamment soutenu et participé aux actions de son gouvernement contre les Palestiniens et les Libanais ; des agissements qui non seulement étaient et sont racistes, mais qui violaient – et continuer à violer – les Conventions de Genève.
Chomsky a clarifié sa position :
« Ainsi, appeler ici à des sanctions, alors que la majorité de la population ne comprend pas ce que vous faites, est tactiquement absurde – même si ces sanctions étaient moralement justifiées, ce que je ne pense (d'ailleurs) pas. Le pays auquel on imposerait des sanctions ne les réclame pas. »
L'intervieweur, Lee, stupéfait par cette réponse – on le comprend – lui demanda alors :
« Les Palestiniens n'appellent pas à des sanctions ? »
Lun 21 Aoû - 19:08 par Tite Prout