« Rien de pire que de rester seule »
Christine Angot*
Aucun homme, aucune femme n'a réussi par son amour à faire de moi autre chose que quelqu'un à qui on refuse tôt ou tard de serrer la main. Vivre avec quelqu'un, ça devrait permettre de s'abandonner, et de rejoindre la communuauté humaine. Il n'y a que la littérature qui m'a permis ça jusqu'à aujourd'hui.
Pendant dix-neuf ans, j'étais seule avec ma mère. A 14 ans, j'ai fait la connaissance de mon père. L'âge de l'adolescence, celui où on s'affranchit, pour apprendre la liberté, la solitude. Je n'ai pas pu me consacrer à ma liberté, il y avait mon père, la seule liberté était la sienne. A 16 ans, pour cesser de le voir, j'ai rencontré un homme, 14 ans de plus que moi. La vie de couple là encore, mais au grand jour. A 18 ans, un autre, 11 ans de plus que moi, la vie de couple, quatre ans. Ensuite un autre, d'à peu près mon âge, le fils du patron de ma mère, je me suis mariée avec lui. Ça a été la vie de couple pendant dix-sept ans. J'ai été fidèle tout le temps. Sauf l'année de mes 25 ans, je voulais qu'on se sépare, j'avais besoin d'être libre. Mais on s'est remis ensemble. Quand j'avais 38 ans, il est parti, je pensais que je n'allais pas y survivre. Vivre avec lui m'avait rendue complètement dépendante. Nous avions une relation fusionnelle, nous étions fondus l'un dans l'autre. Passé trois semaines de choc, j'ai finalement bien vécu la séparation. J'avais l'impression de sortir d'une prison dorée. L'oiseau dans sa cage en or dans « Le tigre du Bengale ». Pendant toutes ces années, l'idée de moi comme une tigresse m'était étrangère. J'avais mis un mouchoir sur ma liberté et mon désir sauf dans l'écriture. Quelques mois après la séparation, j'étais seule, avec des petites aventures sans intérêt mais qui me fatiguaient, les gens sont tout le temps en train de faire des calculs, ils pensent sans arrêt à l'équilibre de leur vie. Une femme m'a draguée. J'ai résisté, mais après j'y suis allée. Moi je pense plutôt au déséquilibre de ma vie. L'équilibre, l'harmonie, la paix, ça n'a pas toujours de bons effets, ça peut être annonciateur de mort, d'endormissement. Je prenais un risque, mais je savais que je m'en sortirais puisque c'était une femme, mon désir ne pourrait jamais être total. Sexuellement ça pouvait me plaire, mais pas me faire rêver ni déboucher sur du concret. C'est comme ça, ma sexualité est comme ça. Pendant un an de relation avec elle je n'avais qu'un objectif : en sortir. Ensuite je suis restée trois mois seule, avec de temps en temps des rencontres qui ne donnaient rien, à part du stress. Ensuite j'ai repris trois mois avec elle. Je l'ai de nouveau quittée en acceptant une histoire avec un homme qui ne me plaisait pas pour en finir avec ce couple qui ne m'intéressait plus, mais dont j'avais besoin, il n'y a rien de pire que de rester seule. Ensuite, quelques tentatives que je savais sans suite. Ensuite, six ou neuf mois de solitude. Après j'ai rencontré quelqu'un, et là c'était de l'amour. On a décidé de vivre ensemble. On s'est aimé très vite. Et on s'aime encore. Mais on a beaucoup de mal à être dans le même rythme. On s'engueule beaucoup. Et on a du mal à dialoguer. C'est un amour très profond, très vrai. Mais la difficulté à s'harmoniser sans se sentir opprimé par le rythme de l'autre, je me demande si elle ne nous tue pas à petit feu. On s'aime, mais quand on aime quelqu'un, encore faut-il savoir quoi faire de cet amour. Je pense être capable d'aller loin pour un être que je désire, et de faire céder beaucoup d'entraves, en tout cas j'y travaille. Mais je ne suis pas sûre que ce soit une tendance répandue. Et le désir, un jour, ça tombe, il faut y faire attention. Le besoin de confort, on l'a tous, et le besoin que ça explose, on l'a tous aussi. Majoritairement ce n'est pas compliqué de voir ce qui a gagné dans la société, la formule choisie. Que ce soit en couple ou seul, la majorité choisit avant tout d'être tranquille. La faiblesse tranquille, pour la majorité, ça remplace la force. Au milieu de tout ça, j'ai du mal à trouver mon compte. Je vise, ou je visais, autre chose
* Ecrivain. Dernier livre : « Pourquoi le Brésil ? » (Stock).
© le point 16/05/03 - N°1600 - Page 62 - 757 mots