Marseille, où se confondent ramadan et carême
La cité phocéenne est un creuset de religions marqué par un respect mutuel des communautés. Un véritable laboratoire du dialogue interreligieux.
De notre envoyé spécial Jérôme Cordelier
A deux pas de la Canebière, au coeur du quartier arabe, la rue du Tapis-Vert, avec ses entrepôts, ressemble au Sentier parisien. Dans cette artère étroite, l'église Saint-Pie-X, bastion catholique intégriste, voisine avec la demeure d'un rabbin - c'est inscrit sur la sonnette. Une dizaine de mètres plus haut, en tournant dans la première rue à droite, on trouve la petite mosquée Al-Qods, tout près du siège d'une société philanthropique spiritualiste.
Pas d'angélisme... Le chaudron marseillais, où cohabitent environ 500 000 catholiques, 150 000 musulmans, 80 000 Arméniens, 20 000 protestants, 70 000 juifs et 3 000 bouddhistes, n'est pas à l'écart des tensions intercommunautaires. Les sujets d'affrontement - dont se nourrit le Front national - ne manquent pas, comme l'édification de la grande mosquée, qui traîne depuis des années. « Nous vivons une période de repli, constate Salah Bariki, membre fondateur de Marseille Espérance, organisation initiée il y a quinze ans par le précédent maire, Robert Vigouroux, et qui rassemble les dignitaires locaux de toutes les religions. Mais on a connu pire : en 1974, il y eut l'assassinat d'un conducteur de bus par un Algérien, suivi par les meurtres de dix travailleurs algériens. A l'époque, on ne parlait pas d'intégration, mais de politique du retour... »
Marseille est devenue un laboratoire d'expérimentation du dialogue intercommunautaire. « Cette ville, lance Alain Battut, rédacteur en chef de la radio chrétienne Dialogues, est, au sens biblique, à la fois Babylone la multiculturelle, Jérusalem la sainte et Ninive, où Jonas fut envoyé par Dieu pour convertir ses contemporains... On peut y entendre le mot "carême" pour "ramadan", et y voir des femmes musulmanes et juives allumer des bougies à Notre-Dame-de-la-Garde... »
Ici, dès que l'actualité risque d'envenimer les relations entre populations, les dignitaires religieux affichent leur unité au sein de Marseille Espérance. Profanation du cimetière de Carpentras, assassinat d'Ibrahim Ali par des colleurs d'affiches du Front national, meurtre de Nicolas Bourgat par un jeune portant un prénom arabe, guerres du Golfe I et II, Intifada, World Trade Center... Rassemblement ! Mais, partout dans la ville, c'est sur le terrain du quotidien que des hommes et des femmes se battent pour déminer les conflits. C'est ainsi que Nassera Benmarnia, directrice de l'Union des familles musulmanes des Bouches-du-Rhône, a eu l'idée cette année d'ouvrir l'Aïd-el-Kébir, la fête de fin du ramadan, à tous les Marseillais.
Un stand juif à l'Aïd
Cet « Aïd dans la cité » a rassemblé 10 000 personnes sur cinq jours - dont un tiers de non-musulmans. « Nous voulions revenir au sens profond de cette fête, à savoir la joie et le partage, explique Nassera Benmarnia. Il fallait contrecarrer les clichés : le mouton égorgé, des familles excitées, des gens qui prient dans la rue face à un imam barbu expliquant que rien ne va pour les musulmans dans ce pays... »
Le centre culturel juif Edmond-Fleg avait son stand à l'Aïd. « Les gens nous demandaient : pourquoi êtes-vous là ? dit sa directrice, Martine Yana. Nous répondions : s'il s'agit du sacrifice d'Abraham, nous sommes tous concernés. »
Mais, à cette même fête de l'Aïd, la chorale du centre juif, qui chante en hébreu, a refusé de participer. Comme, pendant le ramadan, quand le centre juif a organisé un débat avec une femme voilée, une partie de la communauté juive a boycotté la manifestation. Le dialogue a ses limites.
Cela ne décourage pas Clément Yana, ancien président du CRIF régional, chargé de mission au conseil général pour les relations intercommunautaires et initiateur de « laboratoires de la paix » réunissant juifs, chrétiens et musulmans. Le but ? « Juif d'origine tunisienne, je ne connais pas grand-chose de la réalité des jeunes Algériens, explique-t-il. Quelles sont leurs références ? Les écoute-t-on réellement ? Pourquoi se retrouvent-ils en situation de déséquilibre ? Il faut sortir des réunions de notables pour confronter nos mémoires. »
© le point 10/03/05 - N°1695 - Page 52 - 1305 mots