Le bestiaire africain de la diaspora : « retour au peuple » et idéologie
dans le conte haïtien.
Par
Dr Alioune Badara Kandji
Assistant, Département d’Anglais
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Résumé:
Le monde du conte de la diaspora est peuplé d’animaux et d’êtres qu’on retrouve dans l’espace ouest-africain, notamment dans l’aire soudano-sahélienne. Ce qui vérifie l’hypothèse selon laquelle le folklore de la diaspora noire a puisé dans le fond commun africain, en particulier ouest-africain, si l’on sait que l’Afrique de l’Ouest fut le point de départ de beaucoup de négriers qui avaient dans leurs cales des millions d’africains vendus comme esclaves dans les plantations du Nouveau Monde.
Les esclaves africains ont traversé l’Atlantique avec d’une part des légendes et des ethnotextes propres à leurs terroirs, et d’autre part des contes puisés dans la mémoire collective ancestrale, qu’ils ont dispersés dans les plantations du Nouveau Monde : Haïti, Guyane, Jamaïque, Cuba, le sud des Etats – Unis, etc.
Mais une fois dans le Nouveau Monde, le conte animalier africain va survivre, subir des transformations et va devoir s’adapter, à travers plusieurs variantes, dans l’espace de la plantation, qui est l’espace de l’ordre, de la révolte, par opposition à l’espace de la savane africaine, espace de « désordre », de liberté et d’oralité.
Ainsi l’objet de la présente communication est d’analyser comment, par le phénomène de la transposition d’un univers de liberté à la claustration de la plantation, le conte va perdre l’aspect ludique et pédagogique qu’il revêtait en Afrique de l’Ouest au profit d’une idéologie de la résistance, qui permet à l’esclave de se cramponner sur sa culture ancestrale et de rejeter les valeurs du maître. Il s’agira aussi de voir comment, de par les survivances du conte animalier africain, l’idée de « retour au peuple » , qui renvoie aux traditions africaines, est affirmée par le peuple haïtien, qui restera pour longtemps encore le dépositaire des valeurs africaines.
Le bestiaire africain de la diaspora : « Retour au peuple » et Idéologie
dans le conte haïtien
Par
Dr Alioune Badara KANDJI
Assistant, Département d’Anglais
Université Cheikh Anta Diop de Dakar
Introduction
Toute diaspora renvoie à une dispersion. Ici, celle qui nous préoccupe concerne le peuple noir issu de l’esclavage dans le Nouveau Monde. L’esclavage, du reste, ne se limitait pas exclusivement à l’Amérique du Nord. Il incluait également l’Amérique latine, dont le Brésil, la Bolivie, l’Uruguay et les Caraïbes, notamment Haïti :
Le concept de diaspora africaine englobe tout ce qui suit : la dispersion globale, volontaire comme involontaire des Africains au cours de l’Histoire ; l’émergence d’une identité culturelle à l’étranger, fondée sur l’origine et la condition sociale et le retour psychologique ou physique à la terre natale, l’Afrique.1
Toutefois, il convient de faire remarquer que le concept de la diaspora africaine n’est pas toujours aussi tranché qu’on veut le faire croire. Il existe au Brésil des noirs qui pratiquent encore le culte de la divination ifa des Yoroubas, qui sacrifient aux divinités de Shango, d’Obatala auxquelles ils ont donné le nom d’Oxala, mais chez qui l’origine africaine demeure diffuse. On pourrait en dire autant des survivances du vaudou en Haïti et du conte africain chez ce même peuple, ou des contes d’origine mandingue ou congolaise à Trinidad où, d’ailleurs, on a retrouvé après l’Emancipation, des villages entiers qui parlaient le hausa ; sans mentionner l’ensemble du bestiaire africain Bouki-l’hyène, Ti-malice le lièvre, Anansi-l’araignée, la tortue, qui peuplent les contes haïtiens. Et pourtant, dans ces peuples diasporiques beaucoup de gens savent qu’ils sont africains d’origine mais ne peuvent se rattacher à aucune ethnie, aucune race, et ne peuvent se réclamer d’aucune généalogie ou mémoire ancestrale que déclinerait un griot porteur de traditions. Et, c’est là que réside l’un des paradoxes de l’exil diasporique ; des gens qui sont pourtant habités par l’ardent désir de renouer avec la terre africaine de leurs ancêtres à laquelle ils ont été arrachés de force. Comme l’ont bien montré l’histoire et la fiction, notamment la saga africaine d'Alex Haley, Roots, à mesure que les négriers rompaient les amarres et prenaient le large, certains esclaves n’hésitaient pas à se jeter par dessus bord pour justement ne pas quitter la terre-mère. D’autres s’étaient tout simplement suicidés quelque part dans les plantations du Nouveau Monde, pensant pouvoir ainsi être ressuscités en terre africaine. Tandis que d’autres encore se réfugiaient derrière le folklore, le mythe, et légendes africains, notamment les contes ayant survécu, pour récréer leur environnement africain par les costumes qu’ils portaient lors des carnavals si ce n’est dans la langue de leur terroir d’origine.2
1. L’Esclave et le Retour à la terre ancestrale
Avant d’aborder le corpus de contes, essentiellement haïtien de notre étude sur le bestiaire africain en terre diasporique, je voudrais davantage insister sur le thème du retour ou du désir du retour, sans lequel il ne saurait y avoir d’expérience diasporique. Quoique la question du retour à partir des Caraïbes n’ait pas fait l’objet d’études systématiques, il y a eu à partir du 19e siècle des retours effectifs. C’est ainsi que Mohamadu Sisei (1788-1838), un esclave qui vivait à Trinidad, est retourné dans son pays, la Gambie, après l’émancipation des Noirs dans cette partie de la diaspora.3 De nombreux Brésiliens sont repartis dans différents pays de l’Afrique de l’Ouest, dont le Bénin, où l’on retrouve encore des noms de famille brésiliens, Desouza, Dacosta, par exemple. Dix huit mille Congolais naguère esclaves à Cuba sont retournés au Congo en 1901.4 Cette date de 1901 n’est pas fortuite : en effet, en 1901 l’étudiant noir Henry Sylvester Williams, originaire de Trinidad a impulsé une dynamique de résistance à l’assimilation des Noirs et a défendu avec beaucoup d’ardeur et de véhémence le rapatriement dans une perspective panafricaniste, tandis que des retours ont été organisés des Caraïbes en direction du Ghana. Sylvester Williams lui-même en avait donné l’exemple en émigrant, pendant un certain temps, au Ghana.
Tous ces mouvements et tant d’autres ont été quelque peu systématisés et devaient servir à jeter les bases d’un panafricanisme, dont la Renaissance de Harlem consolidera, et la forme littéraire, et le contenu idéologique.
Arraché à l’espace africain, l’esclave doit s’adapter à la vie dans les plantations où l’alignement, la symétrie et l’ordre sont de rigueur, et contrastent avec le beau désordre de la savane africaine, espace de liberté, mais aussi espace de l’oralité. Le retour physique étant quasi impossible, l’esclave va se cramponner de façon symbolique à ses traditions ancestrales.
Par ailleurs, la Renaissance de la culture africaine a été de nouveau vécue en Haïti bien après l’abolition de l’esclavage. En effet l’occupation américaine d’Haïti, entre 1915 et 1934, avait cristallisée l’attention de la lutte des Noirs sur ce pays, qui avait derrière lui une solide expérience d’affirmation de l’idéologie noire avec la Révolte de Saint Domingue. Cette occupation avait aidé à raviver les valeurs traditionnelles africaines : les mœurs, la tradition orale, les contes populaires, la sagesse populaire et tout un agrégat de pratiques cultuelles telle le vaudou, comme une forme de résistance idéologique. Tout cela constitue ce qu’on a appelé « un retour au peuple » et aux valeurs populaires de ce peuple qui, quant au fond reste le dépositaire des valeurs africaines.
Jeu 21 Déc - 22:46 par mihou