Un documentaire revient sur la mémoire de l'esclavage.
Noirs souvenirs à l'écran
par Didier ARNAUD
QUOTIDIEN : jeudi 20 octobre 2005
En France, 2005 restera une année «noire». Choix d'une date de
commémoration pour l'abolition de l'esclavage, provocations de Dieudonné
qui a mis en concurrence la mémoire de l'esclavage et la Shoah ,
mobilisations d'historiens pour rendre à cette partie de l'histoire de
France la place qui lui est due, émergence d'un supposé *«racisme antiblanc»
*lors des manifestations lycéennes de mars. Et ce documentaire, *Noires
Mémoires *(1),* *décrivant ce qui reste de l'esclavage dans les populations
noires de France aujourd'hui.
Ses auteurs un Noir, un Créole et un Blanc, Sylvère Henri Cissé,
journaliste, Luc Laventure, directeur des antennes de RFO, et François
Rabaté, réalisateur ont tenté de revenir de façon apaisée sur la question.
Ils sont allés à la rencontre de gens de tous bords. Les paroles, souvent
sincères, parfois violentes, se dégagent. En ressort une impression
d'allers-retours permanents entre ce passé non digéré et ce présent toujours
compliqué lorsqu'on est noir en France.
*«On a eu l'impression d'ouvrir des plaies non cautérisées»*, dit Luc
Laventure. Il raconte la révélation chez certains d'une forme de *«douleur
enfouie»*.* «Quand il y a de tels échos, c'est qu'il doit y avoir souffrance
et maldonne»*,* *ajoute-t-il.
Souffrance ? Celle de cette institutrice, impuissante dans le documentaire
face à la question de son élève. Elle fait émerger une histoire familiale
jamais exprimée : *«L'esclavage ? J'étais incapable de m'en souvenir, j'ai
besoin de savoir plein de choses pour pouvoir avancer. Je n'ai pas envie que
cela ressurgisse car cela va faire sortir tellement de choses.»*
Remuer les origines, c'est aussi complexe. Stéphanie est une adolescente
blanche. Sa mère est noire. Pourtant, Stéphanie se sent *«noire»*.* *Quant à
sa mère, lorsqu'elle promenait sa fille enfant, on lui disait : *«C'est
vous, la nounou ?»*
Et l'avenir ? Sourira-t-il à ces deux petites soeurs installées dans la
Creuse ? On leur prédit un futur radieux. Leurs commentaires sur leurs
premiers pas au village ? *«Avant, ils n'en avaient pas, de Noirs. De temps
en temps, ils nous appelaient "merdes noires".»*
Parler de l'esclavage dont on a à vrai dire assez peu parlé , c'est une
autre manière de dire les discriminations. L'écrivain Claude Ribbe relie le
passé au présent dans le film : *«A Bordeaux, il n'y a plus de bateau, il
n'y a plus de traite, il reste le racisme. Le mal vient de là.» *A Nantes,
la ville a effectué un travail de mémoire, mais l'histoire reste à fleur de
peau : la statue de l'esclave et de ses chaînes a été mise à terre, et les
chaînes ont été remises autour des pieds de la statue.
Dans *Noires Mémoires*, le footballeur champion du monde Lilian Thuram
raconte comment il s'est fait arrêter par un policier gare de Lyon. Le flic
lui demande ses papiers. Thuram rétorque : *«Pourquoi n'arrêtez-vous que les
Noirs ?»* Finalement, le policier le reconnaît, fait un «oohh !» de
confusion. Thuram : *«Quand vous devenez célèbre, il n'y a plus de couleur.»
*Il ajoute : *«Je me considère noir, il y a un truc trop lourd à porter. On
m'a déjà dit : toi, si on n'était pas allés chercher tes ancêtres en
Afrique, tu serais encore un sauvage.» *Le maire adjoint à la jeunesse de
Bagneux, Jean-Claude Tchikaya (MDC), raconte l'étonnement, la colère et
parfois le contentement des mariés qui le voient arriver ceint de son
écharpe tricolore. Il explique : *«Une de mes ambitions, c'est qu'être
français ne soit pas être blanc.»*
Le documentaire décline un tableau nuancé des perceptions. Aux Antilles, de
l'esclavage, il y a une *«overdose»*,* *dit une jeune femme. *«En
Martinique, tout nous rappelle qu'on a été esclave un jour.» *Pas en France,
où les traces sont moins visibles. Bakary dit ne pas savoir où il habite,
justement. *«Quand je vais en Afrique, ils m'appellent toubab.» *Founé en
convient : *«A Barbès, je suis une personne comme une autre ; les Blancs, on
a l'impression que c'est eux qui font tache.»*
Parler de cette mémoire enfouie, à quoi ça va servir ? Certains y sont
opposés, persuadés que cela risque de poser les Noirs en victimes, d'ouvrir
une boîte de Pandore. La chanteuse Bam's se dit* «partagée» *sur le fait de
remuer ou non ce passé : *«A certains moments, je me dis oui, il faut en
parler ; à d'autres, on zappe tout ça, il faut avancer.» *Zapper. Pour
Laventure, pas question. *«Si tu ne sais pas d'où tu viens, tu ne sais pas
où tu vas. Dans la vie, on ne peut pas faire des choix si on ne sait pas
ça.»* Lui et ses acolytes ont fait le leur.
(1) Le 26 octobre sur RFO.