REFLEXION - 10 idees reçues sur l’Afrique
Préjugés, clichés, lieux communs donnent une vision caricaturale du Sud-Sahara. Comment rétablir la vérité ? L’Afrique noire est une terre de violence et
de sauvagerie. Elle est minée par le sida et la corruption. Ses
habitants ne connaissent que le tribalisme. Ils sont tous polygames,
leurs femmes font trop d’enfants. Qui n’a entendu, en Europe, déclamer
ce genre d’« évidences » ? Il n’est pas question de nier les
difficultés qu’affrontent les pays subsahariens. Malgré les progrès
récents, le processus démocratique reste un peu partout fragile. Des
conflits très meurtriers subsistent. La pauvreté, le chômage, les
bidonvilles sont monnaie courante.
Tout cela est vrai, certes, mais réduire la vie de toute une région à des
situations extrêmes, occulter ce qui marche pour ne retenir que ce qui
cloche est de la désinformation pure et simple. « Les clichés partent
de faits établis pour s’élargir à des constructions imaginaires ou mal
étayées. Si les lieux communs contiennent souvent une part de vérité,
tout le problème vient de leur généralisation. » C’est en partant de ce
constat que Georges Courade, directeur de recherches à l’Institut de
recherche pour le développement (IRD), professeur associé à
l’université de Paris-I, a souhaité offrir une vision plus juste du
continent. Résultat : un livre collectif auquel il a associé une
trentaine d’universitaires et qui, à la lecture, se révèle
passionnant*.
Si elles expriment une part de la vérité, les idées
reçues traduisent surtout les peurs, les fantasmes, les ignorances de
ceux qui les énoncent. En France, par exemple, quand on pense à
l’Afrique, c’est l’Afrique francophone. L’agriculture, ce sont les
villages du Sahel, ceux où s’activent les ONG, ceux où l’on meurt de
faim. Comment s’étonner dès lors que les images de tout un continent
soient aussi schématiques.
L’ouvrage de Georges Courade traite d’une
cinquantaine d’idées reçues. Nous en avons retenu dix, particulièrement
significatives, sur lesquelles nous apportons notre éclairage propre.
* L’Afrique des idées reçues, sous la direction de
Georges Courade, éd. Belin, 400 pages, 35 euros. Voir le compte rendu
dans J.A. n° 2371 du 18 juin 2006.
1 - « Le tribalisme explique tous les conflits » Pendant le génocide rwandais de 1994, lorsque les
images des massacres ont fait le tour du monde, certaines bonnes
consciences occidentales se sont indignées en voyant les tueurs se
servir de machettes plutôt que d’« armes modernes ». C’était une
réprobation non pas de l’acte de tuer, mais de la manière. Comme si on
pouvait rechercher un degré d’humanité dans l’horreur. L’indignation
véhiculait également une vision du monde réduisant les Africains à une
irrationalité telle qu’ils passent leur temps à s’entre-tuer, empêtrés
dans des logiques d’un autre âge qui mènent à des conflits ethniques,
tribaux où s’expriment leurs instincts primitifs, pardon, premiers. Il
ne peut s’agir, donc, que d’un accès de sauvagerie, de barbarie.
Si l’on en croit certains prétendus spécialistes,
l’Afrique est un vaste champ de bataille dévasté par des guerres sans
fin. En regardant les choses de plus près, l’on se rend compte que
toute l’Afrique ne s’est pas embrasée et que les conflits armés
touchent des pays bien précis, presque de manière récurrente.
L’alarmisme ambiant voudrait faire oublier que la formation des nations
s’est toujours faite, à travers l’Histoire, dans le sang. Les nations
africaines, en pleine constitution, peuvent-elles évoluer autrement en
s’inspirant simplement de l’expérience des autres, vieille de plusieurs
siècles ? S’étonner de la persistance des conflits en Afrique, vouloir
que ce continent soit plus sage que ne l’ont été les autres au cours de
leur évolution, n’est-ce pas vouloir dire qu’il ne fait pas partie de
cette humanité dont la marche est caractérisée par le meilleur et par
le pire ?
Les bien-pensants, dans leurs expertises, sont
devenus myopes au point de voir dans tout soubresaut sur le continent
un retour aux temps de la barbarie. Toute guerre civile est ethnique,
tribale. Cela sous-entend que les Africains, aujourd’hui comme hier,
sont incapables de penser le politique. Ceux qui prennent les armes ne
cherchent qu’à défendre leurs tribus. Il n’y aurait, donc, aucune
préoccupation idéologique, politique, sociale, économique. Aucune
revendication digne d’intérêt. L’Afrique ne serait qu’une superposition
de tribus et d’ethnies irrémédiablement hostiles les unes envers les
autres, ne cherchant qu’à s’entre-tuer à la moindre occasion,
prisonnières des ténèbres des origines.
Les conflits en Afrique, comme partout, sont nés de
frustrations, d’espoirs déçus face à l’impéritie de dirigeants
incapables de répondre aux aspirations du plus grand nombre. Ce ne sont
pas des ethnies, des tribus qui s’arment pour se défendre, mais des
groupes déterminés à prendre le pouvoir. Que ceux qui cherchent à
changer le monde se transforment ensuite en bandits, en criminels,
c’est une autre histoire. Au départ, au-delà de toutes les ambitions,
il y a d’abord une démarche politique. Les dérives ethniques ou
tribales que l’on peut constater parfois sont le fait d’hommes
politiques qui jouent sur la fibre identitaire.
Peut-on sérieusement attribuer le qualificatif
ethnique à l’irrédentisme fréquent dans la Corne de l’Afrique ? À la
crise ivoirienne ? Aux guerres civiles en République démocratique du
Congo, au Burundi, au Liberia, en Sierra Leone, en Angola ou au
Mozambique ? Quelles étaient les ethnies en présence ? La guerre du
Biafra fut-elle une opposition des Ibos contre un État fédéral nigérian
ou contre les autres composantes ethniques du pays ?
Des atrocités ont été commises dans beaucoup de
conflits. En Sierra Leone, les rebelles du Front révolutionnaire uni
(RUF) ont coupé des bras et des jambes à des civils. Mais faut-il
considérer de tels actes comme une particularité africaine, quand on
sait que l’horreur est le propre de toute guerre, quels que soient les
moyens utilisés ?
Ceux qui accusent l’Afrique d’être singulièrement
belliqueuse devraient plutôt se rappeler que toute l’Histoire de
l’humanité n’est qu’une longue série de massacres. Le sang versé a fini
par amener les peuples à rechercher les vertus de la paix.
2 - « Elle n’est pas prête pour la démocratie » C’est une antienne, un refrain que certains
fredonnent régulièrement depuis des années par ignorance ou peut-être
par condescendance. Par lassitude aussi du hold-up récurrent des urnes
ou des éternels conflits post-électoraux, des partis politiques aux
contours ethniques et régionalistes qui se grippent ou des opposants
qui se vendent au plus offrant. Par méfiance à l’égard de tous ceux qui
restent dans leur fauteuil au prix d’accommodements avec la
Constitution ou des courtisans qui les y exhortent. Par refus d’une
démocratie financée de l’extérieur qui renouvelle si peu ses élites et
sa pratique qu’elle passe pour une greffe qui ne peut pas prendre.
Ce serait donc une affaire entendue : « l’Afrique
n’est pas prête pour la démocratie », et ce quasi culturellement. Elle
s’y serait laissé entraîner au mieux par mimétisme, au pire contrainte
et forcée à coups de trique de bonne gouvernance politique, économique,
judiciaire. Sans être pour autant arrivée à rentrer dans le rang.
Il y avait Gnassingbé Eyadéma au Togo, Moussa Traoré
au Mali, Maaouiya Ould Taya en Mauritanie, Ange-Félix Patassé en
Centrafrique et, auparavant, la plupart des « pères de la nation », de
Félix Houphouët-Boigny à Amadou Ahidjo, de Sékou Touré à Dawda Jawara,
de Daniel arap Moi à l’inénarrable Dr Hastings Kamuzu Banda du Malawi…
Il y a encore Robert Mugabe au Zimbabwe, Mélès Zenawi en Éthiopie,
Issayas Afewerki en Érythrée, Yoweri Museveni en Ouganda, Idriss Déby
Itno au Tchad, Lansana Conté en Guinée, Yahya Jammeh en Gambie… à qui
nul ne songerait, naturellement, à donner les clés de la
maison-démocratie.
Stephen Smith écrit dans Négrologie : « Certes,
entre 1990 et 2000, quatorze chefs d’État ont quitté le pouvoir à la
suite d’une défaite dans les urnes, contre un seul au cours des trente
années précédentes ; cependant, à la fin 2002, encore vingt et un des
cinquante-trois chefs d’État africains exerçaient leur fonction depuis
plus de quinze ans, trois d’entre eux - outre le Togolais Eyadéma, le
Gabonais Omar Bongo Ondimba et le Libyen Mouammar Kaddafi - étant au
pouvoir depuis plus de trente ans. L’Afrique, avec le monde arabe,
reste le Jurassic Park des “dinosaures”… »
Pour autant, l’Afrique de la démocratie n’est pas
née à la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et la fin de la
guerre froide. Elle n’a pas davantage complètement rompu puis renoué
totalement avec elle à l’aube des années 1990. À la veille des
indépendances, la compétition politique ouverte a existé un peu partout
sur le continent : entre Léopold Sédar Senghor et Lamine Guèye au
Sénégal, Modibo Keita et Fily-Dabo Sissoko au Mali, Hamani Diori et
Zodi Ikhia au Niger, Patrice Lumumba et Joseph Kasavubu au Congo…
C’était là, peu ou prou, l’illustration de la
réalité d’une certaine pratique démocratique. Et celle-ci aurait sans
doute continué à exister et à se développer, au lieu d’être devenue ce
kit qu’on a du mal - à moins que ce ne soit de la mauvaise volonté - à
monter. Qu’on la perçoive comme un ressort ou un ensemble de principes,
la démocratie ne peut pas être totalement étrangère aux Africains. Il y
manque, hélas, la prime qui va avec : l’amélioration des conditions de
vie, le sel dont elle se nourrit, car la seule renaissance à la liberté
ne suffit pas. Sinon, sans remonter au matin du monde, qui peut dire
que le continent, à aucun moment et nulle part, n’a forgé une histoire
et connu une culture propices à la démocratie ? Celle-ci fait partie de
son patrimoine. Il l’a seulement exploitée à sa manière, dont on peut
légitiment se demander si elle est bonne ou mauvaise.
Voilà la question qui se pose et à laquelle la
classe politique, les dirigeants en tête, n’apporte pas toujours, loin
s’en faut, une réponse appropriée. Certains se sont, au contraire,
évertués à dilapider l’héritage, si modeste soit-il. Les tenants, hier,
du parti unique sont devenus, aujourd’hui, ceux qui le perpétuent après
l’avoir habillé aux couleurs du pluralisme politique. Les opposants qui
accèdent au pouvoir se comportent souvent comme ceux qu’ils dénonçaient
la veille encore. Et c’est ce poker menteur qui entretient l’idée -
reçue - que « l’Afrique n’est pas prête pour la démocratie ».
Dim 26 Aoû - 21:12 par mihou